Un historien se penche sur la chasse aux sorciers en terre neuchâteloise

Le sabbat des sorcières enflamme l'imagination de la sorcellerie. / ©Pixabay
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Le sabbat des sorcières enflamme l'imagination de la sorcellerie.
©Pixabay

Un historien se penche sur la chasse aux sorciers en terre neuchâteloise

7 mai 2004
L’Inquisition a brûlé, voici cinq siècles, une quantité de prétendu(e)s sorcier(ère)s

La Suisse n’a pas été épargnée. A Lignières en 1640, on brûla une trentaine de villageois, soit 10% de la population. Professeur d'histoire à la Faculté des Lettres de l’Université de Neuchâtel, M. Jean-Daniel Morerod a mené des recherches sur cette sombre page de l’histoire en terre neuchâteloise. Il en a fait la matière d’une passionnante leçon inaugurale. Interview.

Que reprochait-on aux sorciers et aux sorcières?

C’est une question difficile. Le plus souvent, les aveux arrachés sont très stéréotypés. En voyant les actes d’un procès, vous savez par avance que l’accusé va évoquer d’abord sa rencontre avec le Diable, l’hommage qu’il lui a rendu, le reniement de Dieu, puis ses voyages au sabbat, les gens qu’il y a vus, les scènes d’orgie et de cannibalisme qui s’y déroulaient, puis les méfaits qu’il a commis avec l’onguent reçu au sabbat. Tout est tellement prévisible qu’il est impossible de remonter de ses aveux à sa vie réelle, mis à part quelques informations sur son voisinage, quand on évoque les plaintes qu’il a suscitées. Par chance, Neuchâtel offre une documentation particulière, qui nous renseigne sur la campagne de répression de 1481. L’administration comtale surveillait de près le travail de l’Inquisiteur, assistait à ses procès et lui faisait faire des résumés en français de toutes ses procédures. D’ordinaire, l’Inquisition travaille en latin et ne garde que la partie réussie de ses procédures: les procès où l’accusé a fait les aveux qu’on attendait de lui. On ne garde pas trace des procédures où l’accusé a résisté ou bien est mort pendant l’instruction. Dans ces résumés français, au contraire, on voit l’Inquisiteur au travail: recueillant les dénonciations locales ou négociant avec un accusé pour l’amener à avouer qu’il est un sorcier «classique», avec sabbat et hommage au Diable. Ces documents montrent qu’au moins à Neuchâtel en 1481 (ça ne vaut pas nécessairement pour ailleurs et pour d’autres époques) l’Inquisition s’intéressait aux dépositaires d’un savoir secret: il est question de ceux qui prédisent l’avenir ou le temps qu’il va faire, qui préparent des potions et des onguents, etc. Elle repérait des gens de cette sorte, choisissait ceux dont le nom revenait le plus souvent. Une fois arrêtés, les accusés étaient amenés, par raisonnement, chantage à la grâce, menace de tortures, à avouer qu’ils étaient de «vrais» sorciers.

On évoque plus souvent les sorcières que les sorciers: est-ce à dire que la sorcellerie est avant tout une histoire de femmes?

C’est un problème troublant. A coup sûr, c’est devenu une histoire de femmes. Lors de la grande chasse des XVI-XVIIe siècles, la grande majorité des victimes sont des femmes. Durant la première chasse, on voit la phobie de la sorcière enfler vers la fin du XVe siècle, avec la parution du célèbre Marteau des Sorcières, qui va tellement marquer l’Allemagne, et pas seulement elle, jusqu’au XVIIe siècle. C’est un traité qui lie sorcellerie et sexualité, sorcellerie et naissance, en diabolisant les femmes et, en particulier, les sages-femmes, parce qu’elles sont particulièrement en contact avec le sexe et la vie, peut-être aussi parce qu’elles détiennent un savoir, ce qui est suspect dans un monde où le savoir est essentiellement masculin. Au contraire, au début de la répression, dans la première moitié du XVe siècle, les victimes sont au moins aussi souvent des hommes que des femmes, et pourtant, dès que joue l’imaginaire, on parle déjà de sorcières plutôt que de sorciers. Pourquoi cette attention aux femmes? Sans doute, l’héritage de siècles de dénonciation cléricale de la femme comme instrument du péché, peut-être aussi une certaine attitude différente des hommes et des femmes qu’évoque un texte français du XVIIe siècle: «L’homme blasphème, la femme maudit!».

De quand datent les origines de la sorcellerie «condamnable et condamnée» en terre neuchâteloise?

Neuchâtel fait partie des pionniers et la répression commence en 1438, date des premières affaires documentées, encore rappelées un demi-siècle plus tard, signe qu’elles avaient eu un rôle fondateur. Le comte, c’était Jean de Fribourg, a fait venir un dominicain du couvent de la Madeleine de Lausanne, nommé Ulric de Torrenté, l’un des pionniers de la répression de la sorcellerie dans toute la Suisse romande. Il avait reçu du pape le titre d’«Inquisiteur de la déviation hérétique dans les diocèses de Besançon, Genève, Lausanne, Sion, Tulle, Metz et Verdun», un vaste domaine... Ce dominicain fait brûler notamment un riche boucher de Neuchâtel, nommé Hanchimand, qui avait été gouverneur de la ville. C’est une époque où la ville de Neuchâtel avait essayé de s’allier avec Berne pour se libérer du pouvoir comtal. Il se pourrait donc que ce procès soit avant tout politique; d’ailleurs, toute la noblesse locale est réunie au moment de la condamnation à mort promulguée devant la collégiale.

Peut-on dresser un bilan chiffré de cette chasse dans notre région?

Il faut distinguer les deux périodes de répression. Au XVe siècle, une dizaine d’affaires connues, certainement d’autres qu’on retrouverait mentionnées dans les comptes des châtelains (confiscation de biens, frais de procès et de bûcher), mais un total qui resterait dérisoire en comparaison des chiffres de la seconde chasse. Un historien américain, W. Monter, qui a étudié la sorcellerie en Suisse romande, cite 331 procédures conservées aux Archives d’Etat de Neuchâtel entre 1568 et 1677. Pour une principauté qui compte quelque 20’000 habitants en 1600. Une chasse dans un village a un impact démographique: il y a presque 30 morts à Lignières dans les années 1640, soit environ 10% de la population!

Quand et dans quelles circonstances la traque s’achève-t-elle?

La sorcellerie criminalisée s’efface devant la raison classique, la raison française et hollandaise. L'absolutisme de Louis XIV s’appuie sur cette raison et c’est son administration, ses grands ministres comme Colbert et Le Tellier, qui en viennent à bout avec le concours du Parlement de Paris. Or, les débats français retentissent sur l’Europe du XVIIe siècle et tout particulièrement sur Neuchâtel qui a alors des princes français. Mais c’est grosso modo la même chose dans la principauté de Bâle, à Genève ou dans le Pays de Vaud bernois. Les choses vont très vite: un quart de siècle à peine sépare les grandes persécutions de Lignières - 1641 et 1649 - du dernier procès dans le Pays de Neuchâtel. Au fond, dès le milieu du XVIIe siècle, les «gens intelligents» n’y croient plus, ce qui n’est pas le cas plus tôt. On ne peut pas imaginer Descartes ou Pascal publiant un traité sur la sorcellerie! En fait, c’est la raison qui triomphe de la sorcellerie, pas la tolérance! Et la même France de Louis XIV sera violemment purifiée de ses protestants dans les années qui suivront la fin des poursuites pour sorcellerie...

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