Le retour d’un super-héros musulman en BD

Aaron David Lewis / ©RNS
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Aaron David Lewis
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Le retour d’un super-héros musulman en BD

Aysha Khan (RNS/Protestinter)
27 décembre 2018
Après septante ans d’absence, le super-héros musulman Kismet fait son grand retour à Boston pour combattre l’extrême-droite à la force de ses poings et de sa foi.

En 1944, le monde entier faisait la connaissance du personnage de bande dessinée Kismet, un super-héros algérien qui combattait des fascistes dans le sud de la France arborant une chéchia jaune sur la tête. Au fil de ses aventures, Kismet affronte les nazis, déjoue les plans d'Hitler et vient en aide aux civils dans le besoin. «Les peuples conquis d'Europe poursuivent leur lutte incessante contre les forces de la tyrannie», peut-on lire dans l'introduction de l'une de ses aventures, publiée chez Elliot Publications. «Et Kismet, homme du sort, se bat à leurs côtés, mettant à leur service le pouvoir de son brillant esprit et la force de ses puissants poings.» Après quatre numéros, pourtant, Kismet a disparu et a été oublié. Sept décennies plus tard, Kismet revient dans un nouveau roman graphique de l'auteur Aaron David Lewis. Dans cette histoire, Kismet est lâché à Boston, alors que la ville se remet de l'attentat du marathon de Boston en 2013. Selon son auteur, Kismet méritait un nouveau départ.

«Au fond, il a été abandonné au domaine public», a déclaré Aaron David Lewis à Religion News Service, dans une interview accordée lors d’une dédicace dans le magasin de bandes dessinées Comicazi, à quelques kilomètres au nord de Boston. «Ça m'a attristé parce qu'il a une noblesse de caractère qui reste intemporelle.» Kismet, qui apparaissait comme le premier personnage de super-héros musulman identifié et publié en anglais prend donc un nouveau départ.

Des personnages stéréotypés

«La plupart des personnages musulmans datant de l'âge d'or de la bande dessinée sont plats et sans relief ou ont été négligés, ce qui a alimenté les stéréotypes et amené à une confusion entre Arabes et musulmans, constate Aaron David Lewis. Mais, Kismet est doté d’une certaine dignité. Et j'ai vu le potentiel qu'il y avait là-dedans.»

D'autres super-héros musulmans ont subi le même sort que Kismet. En 2000, la maison d’édition américaine DC Comics a introduit un personnage turc nommé Janissary, une super-héroïne dont la dernière apparition remonte à 2007. Monet Sainte-Croix a fait ses débuts en 1994, dans l’équipe de super-héros X-men, mais n'a été identifiée comme musulmane qu'en 2011. En 1995, Marvel a aussi présenté le super-héros syrien Batal et l'a immédiatement tué. «Redémarrer Kismet m'a semblé être l'occasion de faire mieux», a lâché Aaron David Lewis.

L’auteur a dressé une liste de clichés sur les personnages musulmans qu'il espérait éviter avec Kismet: le «noble sauvage» qui n'est pas corrompu par la civilisation moderne; le superhéros musulman mystique; la femme musulmane docile; la «chair à canon» périssable; et, plus généralement, les personnages musulmans réduits à une masse raciale et religieuse nébuleuse.

Phylactères spirituels

Pour Aaron David Lewis, mettre en scène un super-héros musulman était aussi une occasion d'aborder le lien entre la capacité surhumaine et la cosmologie: les pouvoirs de voler ou manipuler le feu viennent-ils de Dieu? Des questions qui intéressent l’auteur, qui a un doctorat en religion et en littérature. Aaron David Lewis, auteur de «American Comics, Literary Theory, and Religion : The Superhero Afterlife» («Bandes dessinées américaines, théories littéraires et religion : la vie après la mort du super-héros») a passé des années à se pencher sur le lien entre la théologie et la bande dessinée. Il compare notamment l’histoire du prophète Yusuf, dans le Coran, à celle du Joseph de l'Ancien Testament. «Lorsque Joseph est incarcéré dans la prison du pharaon, il désespère. Mais lorsque Yusuf est incarcéré, il tient bon parce qu'il a foi en la volonté de Dieu. C'est le genre de force que je donne à Kismet», explique-t-il. Le Kismet original n'avait pas de super-pouvoirs particuliers. Il se battait à la force de ses poings, c’est «la liberté que m'ont donnée Allah et le Prophète». C'est vrai aussi dans la version d’Aaron David Lewis. «En fin de compte, il ne sauve pas la situation parce qu'il est le plus fort ou le meilleur héros. Il gagne parce qu'il a la foi», précise l’auteur.

Un auteur engagé

Aaron David Lewis a grandi dans une famille juive près de Framingham, dans le Massachusetts, et s'est converti à l'Islam il y a douze ans. Il a d'abord vu l'histoire de Kismet comme un moyen d'aborder la question de l'islamophobie. Mais lorsqu'il a commencé à travailler sur le roman graphique Kismet pour son éditeur, A Wave Blue World, il a suivi un autre scénario, qui lui semblait tout aussi à propos: la menace du fascisme national et le nouveau mouvement pour la suprématie blanche. Pendant que son héros combat les fascistes dans des bandes dessinées, Aaron David Lewis tente d'imprégner l'histoire d'une dimension plus subtile.

En 2017, lorsque la vidéo d'un manifestant à capuche frappant le leader nationaliste blanc Richard Spencer au visage est devenue virale, Aaron David Lewis ne travaillait pas encore sur son scénario. Il a même écrit un article sur le site ComicsBeat.com en janvier 2017 dans lequel il affirme: «Nous ne pouvons pas déjà faire appel à la violence, qui reste notre dernier recours.» Mais quelques mois plus tard, après avoir vu Richard Spencer diriger une foule de néonazis marchant à travers Charlottesville, en Virginie, avec des torches, il s’est penché sur les enseignements portant sur l’autodéfense dans le Coran. «J'ai réalisé qu'il était temps de riposter.» Aaron David Lewis, qui a aussi produit des bandes dessinées gratuites pour les enfants réfugiés syriens en tant que directeur du collectif à but non lucratif Comics for Youth Refugees Incorporated. Pour l’auteur, il est clair que le retour de Kismet ne constitue pas un appel à la violence.

Un scénario actualisé

La nouvelle bande dessinée n'est pas la première histoire qu’Aaron David Lewis a écrite sur Kismet, qu'il a découvert dans le cadre de ses recherches universitaires. Il a publié deux nouvelles avec ce personnage en 2015 et 2016. L’éditeur A Wave Blue World lui a commandé, en 2017, une série web avec Kismet, avant de lui demander un roman graphique complet. Le nouvel univers de Kismet, qui se déroule à Boston, intègre l'histoire musulmane américaine – le Conseil des relations américano-islamiques, le Coran de Thomas Jefferson, les musulmans africains asservis, le fait que le tout premier traité des États-Unis a été conclu avec Tripoli, majoritairement musulman – et le paysage musulman local de Boston à l'histoire personnelle de Kismet.

Pour l’éditeur Tyler Chin-Tanner de A Wave Blue World le moment était venu pour publier l'histoire de Kismet. «La bande dessinée a toujours été étroitement liée à la politique et aux événements mondiaux, remontant à ses racines pendant la Seconde Guerre mondiale. Et si vous regardez ce qui se passe dans le monde autour de nous aujourd'hui, ce n'est pas le moment d'ignorer les leçons que l'histoire nous a enseigné», explique-t-il. Mais Aaron David Lewis ne veut pas que Kismet soit «simplement» un super-héros musulman. Il ne veut pas non plus qu'il soit «un symbole pour l'islam», a-t-il expliqué aux étudiants de l'Université Columbia, lors d'un débat animé par Hussein Rashid, professeur de sciences islamiques.

Aaron David Lewis s'est inspiré des détails épars de l'histoire originale pour étoffer le personnage et l'histoire de Kismet, lui donnant un vrai nom, une profession, une ville natale, une famille et ses propres crises de foi: Khalil Qisma, un gardien de prison d'Alger avec une femme et des enfants, qui dit prier «quand il le peut» et s'interroge sur ses impératifs moraux et religieux de lutter pour la justice. Et puis, «en créant de multiples personnages musulmans qui ont tous des voix, des histoires et des expressions de foi uniques, on montre des degrés de religiosité musulmane. Il était important de montrer que l'identité musulmane est multiple et qu'elle s'exprime de tant de manières différentes. Et je ne les capture pas toutes, mais j'espère que j'ouvre la porte à toutes ces expériences», conclut l’auteur.