Faut-il taire les convictions religieuses des politiciens?

La nouvelle Loi sur la laïcité genevoise exige que tous les «agents de l’État» «s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs». / IStock
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La nouvelle Loi sur la laïcité genevoise exige que tous les «agents de l’État» «s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs».
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Faut-il taire les convictions religieuses des politiciens?

ÉLECTIONS
Les élections fédérales auront lieu ce dimanche 20 octobre. Pour la première fois, dans le canton de Genève, les candidats et autres politiciens ont dû «s’abstenir de signaler leur appartenance religieuse», le cas échéant. Que faut-il en penser?

Les citoyens ont-ils le droit de connaître les convictions religieuses de leurs élus? Telle est la question qui continue de chahuter, en cette période électorale, la nouvelle Loi sur la laïcité de l’État (LLE), adoptée par les citoyens genevois le 10 février dernier. L’alinéa 5 de l’article 3 stipule en effet que tous les «agents de l’État» «s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs».

Depuis son adoption, plusieurs recours ont d’ailleurs été adressés à la Cour constitutionnelle genevoise, notamment en raison de cet alinéa. Le Réseau évangélique suisse (RES) a d’ailleurs décidé de soutenir l’un d’entre eux et dénonce le fait que cette «loi crée un tabou autour des convictions philosophiques ou religieuses des représentants de l’État, ce qui n’est pas dans l’intérêt des citoyens». Du côté de l’Église protestante de Genève (EPG), qui a largement soutenu cette nouvelle loi, l’on a également considéré que «cet amendement allait trop loin».

«Cette disposition a été ajoutée en séance, c’était une manœuvre de vote, qui n’ajoutait rien à la qualité de la loi et venait stratégiquement emporter certains votes», rapporte le pasteur Blaise Menu de l’EPG, qui a longuement assisté aux délibération. «Le Grand Conseil s’est égaré en ajoutant cet alinéa au dernier moment dans la mouture finale de la loi», confirme le porte-parole du RES, alors que la polémique autour d’une députée verte voilée battait son plein.

Religion, ce sujet qui fâche

«Cette loi avait pour visée de préserver la paix confessionnelle», rappelle Me Olivier Bigler, avocat du recours dont le RES est le co-signataire. «Or on a décidé de faire comme lors des repas de famille, soit de taire les sujets qui fâchent», en l’occurrence tout ce qui a trait au religieux. Pourtant, pour cet homme de loi, «on touche là au droit des politiciens comme à celui des électeurs.» L’invitation soutenue faite aux élus de ne pas manifester leurs convictions religieuses dans le domaine public contrevient, selon lui, à la liberté religieuse telle que définie par la Constitution et serait donc ni plus ni plus qu’«anticonstitutionnelle». Quant aux électeurs? «On a le droit de savoir pour qui on vote!», estime-t-il, rappelant que l’on demande bien aux candidats de décrire leurs crédos humanistes, philosophiques ou économiques.

«Nous avons à Genève des élus chrétiens, musulmans, agnostiques, athées, etc. reflétant ainsi la pluralité confessionnelle de la société», enchaîne dans ce sens Michael Mutzner, porte-parole du RES . «Si ces personnes ne sont pas élues en tant que représentants d’une communauté religieuse, il n’en demeure pas moins que leur arrière-plan philosophique ou confessionnel va marquer leur engagement politique.»

En toute connaissance de cause

«Les citoyens ont le droit de savoir ce que croient leurs représentants», s’insurge le RES dans son communiqué.  Même sentiment du côté du PDC genevois. Vincent Maître, son président, rappelle d’ailleurs que «si le PDC a joué un rôle majeur dans l’élaboration de cette loi en commission, il s’est toujours aussi opposé à cet amendement de la droite, qui prévoit que les membres de délibératifs s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des signes extérieurs.» La raison? «Nous pensons que les députés et les conseillers municipaux, à l’inverse des représentants des pouvoirs exécutifs et judiciaires, n’ont pas un rôle de représentation de l’Etat, et d’autre part, que les électeurs choisissent leurs candidats selon leurs propres convictions et en toute connaissance de cause, notamment quant à leur orientation religieuse.»

Bien que l’ensemble de cette nouvelle loi a été largement  bien accueilli, cet amendement n’a pas manqué de susciter des réactions beaucoup plus perplexes. «C’est profondément regrettable», exprime l’ancien conseiller national Pierre Aguet (PS/VD). «La religion a presque toujours joué un rôle important pour définir l’éthique d’un citoyen», souligne ce réformé engagé. «L’appartenance religieuse d’une personne donne des indices quant à ses orientations politiques, lesquelles permettent au citoyen-électeur de se faire une idée plus précise du candidat à l’élection», signifie à son tour Robert Burri, réformé valaisan et candidat du Centre-Gauche PCS aux élections fédérales. Et ce conseiller synodal de s’étonner: «Comment se fait-il qu’au nom de la transparence, alors que la moindre participation associative ou tout engagement dans un conseil d’administration doivent être scrupuleusement annoncés, il n’en aille pas de même pour la question des convictions religieuses?»

Un droit des électeurs?

Y aurait-il un droit du citoyen à connaître les convictions religieuses des élus? Michael Mutzner ne veut pas aller jusque-là: «Je ne crois pas qu’il faille exiger un "droit" en la matière, il ne s’agit pas de contraindre un élu à révéler ses convictions religieuses. Nous disons simplement qu’il y a un intérêt pour le citoyen et le public à connaître ces convictions. Créer un tabou sur la question dessert la démocratie.»

Le théologien Pierre Gisel, spécialiste du fait religieux, souhaite cependant relativiser: «Connaître ce qui anime les candidats est bien sûr un droit, et notamment contre d’éventuelles dissimulations. Mais ce qui anime un candidat est toujours plus large que le seul religieux.» Même son de cloche du côté du sociologue Philippe Gonzales de l’Université de Lausanne: «Les convictions religieuses ne sont qu’une partie des motivations des politiciens.» Et d’ajouter: «Par ailleurs, dans tous les cas, pour entrer dans le débat public, une conviction religieuse doit être traduite dans des termes audibles pour des personnes qui ne font pas partie de cette communauté. Ce geste de traduction est essentiel dans le cadre d’une démocratie pluraliste, c’est-à-dire une société qui tient compte de la pluralité qu’elle porte en son sein.»

Entre promesses et instrumentation

Du côté de l’Église protestante de Genève, Blaise Menu rappelle que «la laïcité, c’est aussi le rappel que le religieux ne saurait être instrumentalisé à des fins politiques». Si ce pasteur admet que «le choix de l’électeur doit rester honoré en toutes circonstances», il insiste sur le fait que la croyance d’un candidat «n’a pas à être un argument de vote en soi» - pour éviter précisément toute instrumentalisation.

Mais qu’en est-il dès lors des partis ouvertement ou historiquement rattachés à des confessions religieuses, tels que le Parti démocrate-chrétien (PDC)  ou le Parti évangélique suisse (PEV)? Pour Vincent Maître, président du PDC genevois, «si les recours quant à la modification de cet alinéa ne devait pas aboutir, nous pourrions effectivement nous demander si le terme "chrétien" serait encore autorisé dans un législatif. En réalité, ce terme est aujourd’hui unanimement compris comme un synonyme de "solidarité" et non plus comme l’affirmation d’une appartenance religieuse.»

Blaise Menu se réjouit d’ailleurs du fait que, depuis 1907 sur Genève, «les citoyens ne sont plus définis par leur confession. Il y a eu alors un réellement apaisement des postures religieuses en vue d’une posture citoyenne». Le socialiste Pierre Aguet voit dans l’interdiction faite aujourd’hui aux politiciens genevois une grande perte: «Les élus ne pourront se référer qu’à des lois, des propositions laïques, des promesses du parti auquel ils appartiennent. Cela limitera le champ des espérances…»

Le point de vue de l’histoire

Sarah Scholl, historienne du christianisme à l’Université de Genève

Quel regard posez-vous sur cette interdiction faite aux politiciens de ne pas révéler leurs convictions religieuse?

Comme historienne, je remarque une intolérance nouvelle pour la présence de marqueurs religieux dans l’espace public. Il y a encore vingt ans, à Genève, ou même bien moins suivant les cantons, chacun connaissait la religion ou la confession du maire, des députés, des maîtresses et maîtres d’école et cela n’empêchait nullement les institutions publiques de fonctionner.

Celle-ci est-elle inédite?

En Suisse, la question de la coexistence confessionnelle a longtemps suscité des mesures spécifiques, y compris au sein des parlements. Au 19esiècle, les ecclésiastiques ne sont pas éligibles au Conseil national, ni d’ailleurs au Grand Conseil genevois. Cette mesure tombe cependant avec la nouvelle Constitution fédérale de 1999. Et on n’en trouve plus trace dans le Constitution genevoise de 2012. Il est donc intéressant de voir que le peuple suisse, à l’aube de l’an 2000, a décidé que les pasteurs et les curés devaient pouvoir siéger dans les parlements et que vingt ans plus tard, le canton de Genève interdit à des laïcs (qui n’ont donc a priori pas d’autorité religieuse spécifique dans leur communauté) d’afficher leur appartenance religieuse.

Comment comprendre cette interdiction alors que les candidats ont le droit de s'exprimer sur toutes leurs autres convictions?

Il faut y voir à la fois un résultat des progrès extrêmement rapide de la sécularisation, qui normalise l’absence d’appartenance religieuse de nos concitoyens, et une réaction à la présence, relativement nouvelle en Suisse, de population musulmane. Il a toujours été difficile, à Genève comme ailleurs, d’accepter l’arrivée de population affichant une religion différente de celle de la majorité.