Quelle liberté d’expression pour les croyants après le 9 février?

Image d'illustration / © iStock/4FR
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Quelle liberté d’expression pour les croyants après le 9 février?

3 février 2020
Les Suisses voteront sur l’extension de la norme pénale anti-racisme à l’orientation sexuelle le 9 février prochain. Dans le cas du «oui», certains discours religieux sur l’homosexualité devront-ils être revus? Éclairages.

Si les citoyens suisses acceptent d’étendre la norme anti-racisme à l’homophobie le 9 février, les comportements discriminants et incitants à la haine des personnes homosexuelles et bisexuelles, exprimés dans l’espace public, seront répréhensibles. Que faire alors des cinq passages de l’Ancien et du Nouveau Testaments qui condamnent les relations entre personnes du même sexe et les qualifient notamment d’«abomination»? À quelques jours du vote, plusieurs communautés religieuses ont fait entendre leur voix sur le sujet.

Rejeter la haine

Réformés, catholiques, évangéliques et juifs de Suisse rejettent unanimement l’incitation à la haine, qui ne pourrait trouver crédit dans les valeurs et l’éthique de leur religion respective. «Lorsqu’une personne est rabaissée et discriminée de façon ciblée, sa dignité en tant que Créature de Dieu est atteinte», lit-on dans le communiqué du Conseil de l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS), qui se prononce en faveur de l’extension. C’est un «oui», intimement lié à leur expérience, qu’ont aussi exprimée la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) et la Plateforme des Juifs Libéraux de Suisse. «Nous prenons position contre toutes les discriminations et discours de haine. Quelle que soit la position face à l’homosexualité, il faut protéger les minorités», ajoute Sabine Simkhovitch-Dreyfus, vice-présidente de la FSCI.

L’avenir de la Bible

Des craintes émergent pourtant autour des conséquences de l’extension de la norme pénale. En décembre, la Conférence des évêques suisses (CES) a décidé de rester en dehors du débat. La raison? «Il ne s’agit pas d’une question de foi, mais d’une question juridique: nos lois sont-elles insuffisantes pour être saisies en cas de nécessité? L’extension de la norme pénale améliorera-t-elle les choses? Les avis des spécialistes divergent, et face à son caractère juridique, les évêques ont décidé que la question n’était pas de leur ressort», détaille Encarnación Berger-Lobato, responsable du secteur marketing et communication de la CES. Pas de consigne de vote donc, car comme le confiait le secrétaire général de la CES, Erwin Tanner, à l’agence de presse catholique kath.ch, «si l’Église se prononce en faveur de l’extension de la norme juridique, on l’interrogera sur son attitude dans son propre milieu. Si elle s’y oppose, elle sera présentée comme homophobe». Ce qui n’a pas empêché l’évêque auxiliaire de Coire d’émettre l’hypothèse selon laquelle avec la nouvelle loi «nous allons être réduits au silence», lit-on dans l’article de kath.ch. Là encore, pour Encarnación Berger-Lobato, la loi manque de clarté. «Nous ignorons si les textes bibliques considérés comme homophobes pourraient poser désormais un problème. Dans l’Église catholique, la famille est placée au centre de la vie, elle est fondée sur l’union entre l’homme et la femme. Est-ce alors discriminant que de dire que deux hommes ne doivent pas adopter un enfant? Nous n’avons pas de réponse.»

Le sujet a également mobilisé le Réseau évangélique suisse (RES) qui a pris position en début d’année contre l’extension de la norme pénale, évoquant «un conflit avec la liberté d’expression prévisible». Il rejoint ainsi les arguments mis en avant par le comité «non à la censure». Dans son communiqué, le RES rappelle qu’il doit «rester possible d’adopter sans hésitation une attitude critique à l’égard de certains modes de vie, conformément à la compréhension de la Bible, et de préconiser le traitement privilégié du mariage entre hommes et femmes par rapport à d’autres formes de partenariat.»

«Un pasteur pourrait-il refuser de bénir l’union d’un couple du même sexe, si le mariage pour tous est accepté? Selon les avis juridiques, le refus d’une telle prestation pourrait avoir des conséquences pénales», explique Marc Jost, secrétaire général du Réseau évangélique de langue allemande en Suisse (SEA). Et d’ajouter que «nous souhaitons être libres de discuter de notre idéal de vie, du mode de vie que nous proposons, sans prendre le risque d’être punis. Or, il y a un risque que certains propos soient mal interprétés, qu’une personne se sente blessée ou discriminée. Nous souhaitons pouvoir dire que nous acceptons les personnes homosexuelles, mais que la pratique de l’homosexualité n’est pas compatible avec notre éthique», détaille le secrétaire général.

Les contenus des prédications portant sur l’homosexualité pourraient se retrouver sur la sellette. «Les prédications des pasteurs de nos communautés n’appellent pas à la haine. Pourtant, la loi n’est pas claire sur la définition de la discrimination et de la propagation d’une idéologie», affirme Marc Jost.

Regard pénal

L’article 261 bis couvre les incitations à la haine et les discriminations exprimées dans l’espace public. «L’église est un lieu public. Les prédications pourraient donc tomber sous le coup de la nouvelle loi. Il en serait de même pour de tels propos émis dans le cadre d’une conférence ou autre rassemblement d’une communauté religieuse. Et ceci même si les gens se connaissent et sont vraisemblablement du même avis. Seules les discriminations exprimées dans le cadre privé ne sont pas punissables (famille, amis proches, couple)», explique Camille Perrier Depeursinge avocate et professeure de droit pénal à l’Université de Lausanne.

Ainsi, les passages bibliques condamnant l’homosexualité pourraient aussi être concernés, mais là aussi, tout dépend de la façon dont ils sont utilisés. «Si vous dites être en accord avec tel ou tel passage, précisant qu’il s’agit de votre avis personnel et que chacun est libre de penser ce qu’il souhaite, ce n’est pas la même chose que d’affirmer que ce qui est écrit est la vérité, sans le moindre esprit critique. En pareil cas, on peut y voir une incitation à la haine ou la discrimination», ajoute Camille Perrier Depeursinge.

Quant au refus d’offrir une prestation publique au motif de l’orientation sexuelle, s’il est répréhensible selon l’article 261 bis, un ministre pourra toujours refuser de célébrer l’union de deux personnes du même sexe, dans le cas de l’adoption du mariage pour tous, en invoquant sa liberté de conscience déjà admise s’agissant de l’union d’un couple hétérosexuel, «mais il faudra alors qu’il redirige le couple vers une personne qui pourra assurer la prestation», précise l’avocate. «De cette manière, il ne refuse pas la prestation, mais se limite à exprimer qu’il ne souhaite pas être celui qui la fournit».

Qu’à cela ne tienne, avec l’extension de la norme, pour la professeure de droit pénal, «l’État envoie un signal fort en traçant une ligne rouge à ne pas dépasser et en affirmant son désaccord avec l’homophobie. Bien sûr, les gens ne seront pas moins homophobes pour autant, mais pensez aux enfants et aux jeunes, en pleine construction de leur identité, l’interdiction de telles insultes peut aider à changer la donne».