"Karl Barth refuse toute glorification de l'être humain"

Karl Barth aimait se retrouver avec ses étudiants pour débattre de sujets théologiques ou politiques. Ici, dans le jardin de sa maison du quartier de Vochem, dans la ville de Brühl, aux environs de 1932. / © Archives Karl Barth
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Karl Barth aimait se retrouver avec ses étudiants pour débattre de sujets théologiques ou politiques. Ici, dans le jardin de sa maison du quartier de Vochem, dans la ville de Brühl, aux environs de 1932.
© Archives Karl Barth

"Karl Barth refuse toute glorification de l'être humain"

Idées clés
Trop rapidement catalogué par ses pairs, incompris, critiqué ou repris à la lettre, Karl Barth fait aujourd’hui l’objet de nombreuses études qui donnent un nouvel éclairage à sa pensée. Idées clés avec le théologien Christophe Chalamet.

Sur quoi portent les premières réflexions de Barth ?

CHRISTOPHE CHALAMET Cela commence avec la Première Guerre mondiale. Karl Barth se dit que Dieu est Dieu et l’homme est homme. Ou plutôt, Dieu est Dieu et le monde est monde. Il trouve que la théologie dans laquelle il a été formé confondait à certains égards Dieu et l’homme. En effet, au début de la Première Guerre mondiale, Dieu était souvent mis au service du projet de guerre allemand. La plupart de ses professeurs n’avaient aucun problème à instrumentaliser le christianisme. Barth a donc commencé par vouloir distinguer les deux sans forcément les séparer.

Le principal cliché sur Barth ?

C’est que le Dieu de Barth est le «Tout- Autre». Mais Barth va évoluer sur ce point. Même dans sa théologie du début des années 1920, période durant laquelle il écrit le commentaire de L’Epître aux Romains, son intérêt n’est pas uniquement de parler de l’altérité de Dieu. Ce qui l’intéresse, c’est de parler de la rencontre de Dieu avec l’être humain et avec le monde. Son but n’est surtout pas de déplacer Dieu dans un au-delà. Dans les années 1940 et 1950, il mettra l’accent sur l’humanité de Dieu plus que sur sa divinité. Pour le théologien, Dieu nous rejoint dans notre humanité en Jésus de Nazareth. C’est le message décisif de Karl Barth.

Voulait-il remettre l’homme à sa place ?

Il refuse toute glorification de l’être humain. Nous sommes loin de la vision rousseauiste ou moderne de l’être humain qui peut s’auto-réaliser grâce à ses capacités. Il refuse toute divinisation de l’être humain, du monde et de l’Eglise. Il refuse même de dire que l’Eglise participe à la venue du Royaume de Dieu.

Son rapport à la Bible ?

Pour lui, l’Ecriture est une parole humaine, un témoignage, qui devient parole de Dieu parce que Dieu la vivifie avec son Esprit.

Son point de vue sur la religion ?

Assez négatif, à l’inverse de la plupart de ses professeurs qui avaient une vision très positive de la religion. Ils écrivaient des encyclopédies entières sur la religion. Barth ridiculise ce genre de grands projets académiques. Pour lui, la religion représente une construction de l’être humain pour essayer de se justifier devant Dieu. On voit que cela ne marche pas très bien… surtout quand l’être humain pense avoir «la solution» pour y arriver. De nouveau, c’est la divinisation de l’homme, c’est-à-dire l’absolutisation des idées humaines comme solution pour retrouver le paradis. Il a également une vision très critique du communisme et du fascisme comme autant de phénomènes quasi religieux à travers lesquels on essaie de sauver soit sa race, dans le cas du nazisme, soit l’humanité ou le prolétariat, dans le cas du communisme. Barth est convaincu qu’il n’y a pas de chemin de l’homme à Dieu. Le chemin ne peut qu’aller de Dieu vers l’être humain. La révélation, c’est Dieu qui vient à l’être humain.

Son engagement politique et social ?

De 1911 à 1914, lorsqu’il débute comme pasteur à Safenwil, il est proche du christianisme social qui appelle à s’engager pour construire un monde de paix et de justice. Il va toutefois prendre peu à peu ses distances, se démarquer et critiquer ces tentatives de réaliser la justice avec les moyens de l’Eglise, par le biais du christianisme ou du socialisme.

Il révisera son jugement au cours des années 1930 avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler. II va devoir redécouvrir la nécessité d’un engagement chrétien et réaliser qu’il faut dire les choses de manière beaucoup plus nette. Alors qu’auparavant il était dans la dialectique, à dire oui et non, face au IIIe Reich, il réalise qu’il ne peut plus être dans l’ambiguïté.

Ses autres prises de position ?

Dans les années 1960, il va signer des pétitions et s’engager avec d’autres grands intellectuels contre la bombe atomique. On va lui reprocher de ne pas avoir été aussi clair par rapport au communisme qu’il ne l’a été par rapport au nazisme. Il refuse de mettre les deux dans le même panier. Pour lui, le fascisme ou le nazisme, c’est du racisme, c’est de l’antisémitisme pur et dur, c’est l’annihilation, le génocide de populations entières. Le communisme, à la base, c’est une vision de fraternité et d’égalité, même si évidemment cela va très mal tourner par la suite et il n’était pas naïf là-dessus.

Un casseur de mythes ?

Lorsqu’il arrive pour la première fois aux Etats-Unis en 1962, il voit la statue de la Liberté dans le port de New York et se dit qu’il faudrait démythologiser ce mythe de la liberté. Sur place, il est allé voir des prisons et a été choqué par le système carcéral américain. Il le serait peut-être encore plus aujourd’hui. De manière plus générale, on peut dire que Barth a passé sa vie à démythologiser de nombreuses choses, aussi en théologie.

Comment était-il perçu ?

Karl Barth était et reste perçu comme une voix conservatrice. C’est dû en partie à sa vision assez négative de la religion. Il avait également une vision des rapports homme-femme qui se rapprochait parfois de la subordination, parce qu’il lit cela dans les écritures. Il n’est pourtant pas littéraliste, ni fondamentaliste. Il ne serait pas ce géant de la pensée chrétienne s’il l’avait été. Il n’empêche que cette approche gêne beaucoup aujourd’hui et que l’on ne peut pas la reprendre telle quelle.

Qui étaient ses détracteurs ?

Il en avait de toutes parts. Les théologiens conservateurs se sont opposés à Barth parce qu’il a touché à la doctrine calvinienne de la double prédestination (l’élection inconditionnelle de certaines personnes choisies d’avance pour être sauvées ou pour être réprouvées). Barth a beaucoup travaillé cette thématique dans un sens qui ne leur convenait pas, notamment en suggérant que l’enfer, s’il existe, est peut-être vide, mais que si c’est le cas il faut laisser à Dieu la joie d’annoncer cela. Toute la théologie de Barth est orientée vers une sorte de réconciliation finale inclusive et universelle. Les théologiens libéraux trouvaient que Barth s’intéressait beaucoup trop aux dogmes, qu’il reprenait beaucoup trop d’éléments de la tradition théologique, sans forcément voir à quel point il les retravaillait. On a souvent parlé de Barth comme d’un néo-orthodoxe (nouveau conservateur). Depuis vingt-cinq ans, de nombreux travaux démontrent qu’il est tout sauf cela, parce qu’il ne s’est pas intéressé à répéter quoi que ce soit. Mais là vous avez des débats.

Comment est-il reçu par les théologiens ?

Il y a eu une fatigue par rapport à Barth. Les barthiens n’ont pas aidé parce qu’ils ont transformé les idées de Barth en un système, alors que sa pensée était beaucoup plus vivante, dynamique et en mouvement. Je suis de la génération qui n’a pas connu ces barthiens, donc j’ai un autre positionnement. Depuis les années nonante, il y a un énorme regain d’intérêt pour Karl Barth dans le monde entier. Beaucoup de thèses paraissent chaque année.

Réception catholique

Lors d’un voyage à Paris en 1934, Barth rencontre les futures grandes figures de la théologie catholique francophone. Ces derniers vont avoir un impact fort au Concile Vatican II, qui symbolise l’ouverture de l’Eglise catholique au monde contemporain (1962- 1965). Ils trouvent les idées de Barth intéressantes et ont l’impression qu’ils ont affaire à une théologie protestante digne de ce nom. Et Barth prend au sérieux les grands énoncés théologiques traditionnels du catholicisme. Il lit Thomas d’Aquin et Anselme de Canterbury. La plupart des libéraux protestants considéraient leurs écrits comme des dogmes issus du Moyen Age.

Cette ouverture va inspirer les penseurs catholiques prisonniers d’une théologie qui recentrait tout sur Thomas d’Aquin, considéré comme «Le» docteur de l’Eglise depuis la fin du XIXe siècle. Il est probable que Barth ait contribué à ce que les théologiens catholiques relisent les pères grecs, latins et recentrent les choses sur la Parole de Dieu. Barth va être très admiratif de ce que l’Eglise catholique a réussi à accomplir avec Vatican II en termes de renouvellement et de réforme. Il aurait aimé que le protestantisme puisse faire la même chose et regrettait que cela ne soit pas vraiment le cas.