Arméniens d’Iran: des libertés en toute discrétion

Arméniens d'Iran / ©Nicolas Cleuet
i
Arméniens d'Iran
©Nicolas Cleuet

Arméniens d’Iran: des libertés en toute discrétion

Sophie Woeldgen, Téhéran
28 juin 2021
Reportage
A Téhéran, la communauté arménienne, quoique économiquement privilégiée et bénéficiant d’une certaine marge de liberté par rapport au régime chiite, reste timide et sur ses gardes. Sa relative indépendance est conditionnée à sa discrétion.

L’adresse se refile de bouche à oreille. Ici, une fois l’imposante porte franchie, la confidentialité est requise. Loin du chaos ambiant de Téhéran, les grandes tablées de familles arméniennes profitent de leur soirée. En cette veille d’élection présidentielle qui a vu le très conservateur Ebrahim Raïssi prendre les rênes du pays, l’ambiance feutrée de cette bâtisse Art déco des années 1950 semble filtrer les velléités politiques. George, 27 ans, joue au clavier, sa femme chante. «Nous ne pouvons pas jouer ailleurs, car une femme n’a pas le droit de chanter devant un public mixte», explique le musicien. Ainsi, la minorité chrétienne possède quelques petites poches de liberté. Lorsqu’elle se réunit, comme ce soir, les femmes peuvent enlever le hidjab. L’alcool fait maison est toléré. Le couple est retourné sur scène. Des larmes coulent le long des joues de la vieille femme qui s’occupe du vestiaire. «Elle est magnifique cette chanson. Elle parle des martyrs qui sont tombés au Haut-Karabagh», témoigne-t-elle. L’audience est émue. Ici, de nombreuses familles irano-arméniennes possèdent une partie de leur famille en Arménie. George a la double nationalité. Il a aussi vécu deux ans aux Etats-Unis et sa famille y réside toujours. Sa femme a fait la demande pour une carte verte (d’immigration) «mais vivre là-bas, économiquement, ce n’est pas possible. Quand tu arrives dans un club et qu’un Afro-Américain qui joue vingt fois mieux que toi se met à jouer, eh bien tu repars», observe-t-il.

Pourtant, cette communauté arménienne est, selon les chiffres disponibles, passée de 300'000 à 40'000 membres entre la révolution islamique de 1979 et aujourd’hui. Ses membres n’ont pas le droit de travailler pour le gouvernement. Jusqu’à récemment, la vie d’un Iranien-Arménien chrétien valait deux fois moins que celle d’un chiite. N’ont-ils pas l’impression d’être des citoyens de deuxième zone? «Tous les Iraniens sont des citoyens de seconde zone sous ce régime politique, témoigne l’un des représentants de la communauté. Mais nous, Arméniens, chrétiens, possédons de petites poches de libertés et plus d’opportunités.»

Pour la plupart des personnes interviewées, la communauté s’en sort, car elle fait partie intégrante du peuple iranien. «En pourcentage, nous sommes bien plus nombreux à être tombés que les chiites pendant la guerre contre l’Irak (1980 - 1988). Et vu que l’on a le sens de l’honneur, ils doivent nous le rendre», souligne Aras, garagiste. Elément bien compris par le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei qui passe les Nouvel An en compagnie des familles des «chahid», les combattants arméniens tombés pour défendre l’Iran.

Nous n’acceptons pas les gens qui se convertissent.

Cette intégration n’empêche pas la méfiance. Les traits du prêtre dont nous nous approchons sont crispés. «Pas mal de gens viennent me parler pour se convertir. Pour ne pas être accusé, je ne parle plus sans autorisation», expliquera-t-il. L’absence de prosélytisme explique pourquoi les Arméniens orthodoxes ne sont pas inquiétés par les autorités iraniennes. «Nous n’acceptons pas les gens qui se convertissent», affirme le prêtre. En comparaison, les conversions de chiites devenant protestants (non représentés officiellement en Iran) sont régulières dans les sous-sols. Comme le conclut l’un des responsables de la communauté: «Notre liberté est conditionnée à la discrétion.»