«Un niqab en Suisse n'est pas la même chose qu'un niqab au Koweït»

Pour le chercheur Andreas Tunger-Zanetti,il n’y a pas d’idées islamistes derrière le port du voile intégral. / Flikr
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Pour le chercheur Andreas Tunger-Zanetti,il n’y a pas d’idées islamistes derrière le port du voile intégral.
Flikr

«Un niqab en Suisse n'est pas la même chose qu'un niqab au Koweït»

Sylvia Stam, Pfarrblatt Bern / Cath.ch
23 février 2021
Pour Andreas Tunger-Zanetti, spécialiste de l’Islam à l’Université de Lucerne et auteur d’une récente étude sur les femmes portant le voile intégral en Suisse, le débat autour de l’initiative anti-burqa, soumise à votation populaire le 7 mars, est largement biaisé par une vision politique de l’islam.

Pour le chercheur Andreas Tunger-Zanetti, directeur du Centre d’étude des religions à l’Université de Lucerne et spécialiste de l’islam, le débat autour de la burka en amont de la votation populaire du 7 mars est erroné. Selon ce sociologue, par ailleurs membre du conseil consultatif du Centre suisse Islam et Société (CSIS) de l’Université de Fribourg,  il n’y a pas à chercher d’idées islamistes derrière le port du voile intégral, et les femmes qui l’adoptent en Suisse le font volontairement. Interview.

Vous affirmez qu’en Occident, les femmes qui portent le niqab ne sont pas forcées par un homme. Comment le savez-vous?
C’est ce que montrent des études menées dans des pays d’Europe occidentale tels que la Belgique, le Danemark, les Pays-Bas et la France. Des recherches de terrain conduites sur des femmes portant le niqab sont toujours très claires quant à l’absence de coercition.

Pour quelles raisons ces femmes le portent-elles alors?
Parce que cela correspond à leur piété et à leurs convictions, à la façon dont elles veulent vivre leur corps dans l’espace public. Ces femmes ont généralement grandi en Occident et sont passées par nos écoles. Il faut savoir également que pour nombre d’entre elles, le port du voile intégral est temporaire, elles l’enlèvent par la suite. C’est ce que souligne la sociologue française Agnès De Féo, qui s’est entretenue à maintes reprises avec plus de 200 femmes portant le niqab pendant dix ans.

Vous supposez qu’il y a entre 20 et 30 femmes portant le niqab en Suisse. Vous avez parlé avec une seule d’entre elles. N’est-ce pas là une base bien mince?
Nous voulions avoir au moins un échantillon que nous pourrions comparer avec les recherches d’autres pays d’Europe occidentale. Nous voulions aussi écouter: comment une femme qui s’habille ainsi en public explique-t-elle ce choix? Ce cas unique correspond, à bien des égards, à l’image moyenne tracée par les recherches sur des dizaines de femmes. Les fragments que l’on connaît sur d’autres femmes en Suisse s’inscrivent également dans ce cadre.

«Il peut y avoir des cas individuels de coercition, mais c’est clairement l’exception»

Le fait qu’il soit si difficile de parler à ces femmes n’est-il pas une indication qu’elles ne sont pas autorisées à parler et qu’elles sont peut-être opprimées?
C’est également un aspect que la recherche a examiné de très près dans les pays mentionnés. Les chercheurs, qui connaissent très bien le milieu, ont accompagné ces femmes sur une longue période. Ils n’ont jamais eu d’indications portant à démontrer que des pressions étaient exercées. On peut le dire de manière tout à fait fiable: il peut y avoir des cas individuels de coercition, mais c’est clairement l’exception.

Vous clarifiez également l’argument selon lequel il y a une attitude islamiste derrière le voile.
La plupart des femmes qui portent un niqab désirent particulièrement respecter les commandements religieux. Cela repose souvent sur une interprétation fondamentaliste. Dans certains cas, il se peut qu’il y ait un programme politique derrière. Mais le lien avec un islam salafiste organisé, politique ou piétiste, est assez faible.

Les partisans du projet de loi affirment que montrer son visage est une valeur fondamentale de notre société. Que répondez-vous?
Être autorisé à montrer son visage est un droit important. Mais l’obligation de le montrer n’est justifiable que lorsque l’État doit identifier une personne, comme le prévoit le contre-projet du Conseil fédéral. Pour certaines femmes – et peut-être aussi pour des hommes –, le fait de devoir montrer leur visage à tout le monde interfère trop avec leur sensibilité et rapport propre à leur corps, de sorte qu’elles ne sont plus à l’aise.

Mais cela est contrebalancé par l’inconfort de ceux qui ne peuvent pas voir le visage de la femme.
C’est un dilemme aussi pour beaucoup de femmes portant le niqab. Celle que nous avons interrogée le reconnaît clairement. Mais il leur semble plus important qu’elles se sentent raisonnablement à l’aise, plutôt que tout le monde puisse voir leur visage.

La politologue yéménite Elham Manea soutient de son côté l’initiative, car elle considère le niqab comme le symbole politique d’une idéologie qui viole les droits des femmes...

Cet argument est souvent avancé par des personnes qui ont fait l’expérience d’un islam oppressif à l’étranger. Je n’en veux pas non plus ici. Mais un niqab au Koweït n’est pas la même chose qu’un niqab en Suisse. Vous devez examiner le contexte dans lequel vit une femme qui porte le niqab; ce qu’elle en dit, comment elle le comprend pour elle-même.

Alors que nous considérons la burqa comme une prison, certaines femmes la perçoivent comme une protection

En tant que femme n’ayant pas vécu de telles expériences à l’étranger, je peux aussi comprendre qu’un tel vêtement suscite cette crainte.
Il suscite cette crainte parce que les médias nous montrent des reportages et des images de pays qui connaissent des problèmes politiques et sociaux. Mais ces rapports ne rendent pas justice à la complexité d’une société. Prenons l’Afghanistan: les femmes sont opprimées par des structures dans lesquelles la tradition et la religion sont très liées. Les changements prennent énormément de temps. Alors que nous considérons la burqa comme une prison mobile, certaines femmes afghanes la perçoivent comme une protection, grâce à laquelle elles peuvent quitter la maison.

L’une des conclusions de votre étude est que le débat ne porte au final pas sur le niqab, mais sur la question de notre propre identité. Que voulez-vous dire?

Les trente femmes qui portent le niqab ne sont qu’un chiffre qui indique que la question fondamentale n’a pas été résolue: comment notre société traite-t-elle la diversité des religions et des cultures? La connaissance des faits et des concepts religieux, la capacité à interpréter la pratique religieuse, ont diminué au cours des dernières décennies. Même les membres des Églises nationales ne sont souvent pas en mesure d’estimer correctement les cinq prières quotidiennes des musulmans: ils considèrent cette pratique comme un signe de radicalisation. La même incertitude existe sur le plan collectif: quelle place devrions-nous, en tant que société, donner à la religion?

Comment expliquez-vous le niveau élevé de soutien que rencontre cette initiative?
C’est un réflexe défensif dû à cette incertitude. Si la problématique est telle que je la décris, l’interdiction générale du voile ne fera rien pour clarifier cette question centrale et la traiter de manière constructive. Elle ne contribuera pas non plus à la sécurité, bien au contraire.

Une acceptation pourrait mettre en danger la sécurité?
Pour de nombreuses musulmanes de ce pays qui n’envisageaient jamais de porter le voile intégral, l’acceptation serait une forme de rejet de leur religion. Comme pour l’initiative sur les minarets, des individus pourraient en tirer un ressentiment qui pourrait conduire à des actes de violence. Des études montrent que ces interdictions ont tendance à rendre plus probables les actes violents. Les plus fortes attaques ont eu lieu en France, c’est aussi là que le débat le plus passionné sur l’interdiction du voile a eu lieu.

Andreas Tunger-Zanetti
Andreas Tunger-Zanetti, né en 1961 à Coire (Grisons), a fait des études d’islamologie, de langues orientales et d’histoire générale à Berne, complétées par un semestre à l’étranger à Vienne et des études de langues à Tunis. Il a obtenu son doctorat en 1994 à l’université de Fribourg-en-Brisgau.
De retour en Suisse, Andreas Tunger-Zanetti a travaillé comme assistant à l’Institut d’études islamiques de l’université de Berne de 1994 à 1996, puis comme responsable des publications universitaires à la maison d’édition Peter Lang, à Berne. Il a fait ensuite un passage dans la presse de 1999 à 2006 comme rédacteur étranger de la Neue Luzerner Zeitung avant de retourner à l’université en 2007.
Il est aujourd’hui directeur du Centre d’étude des religions à l’Université de Lucerne. Il mène des recherches dans le cadre de divers projets financés par des tiers et travaille à son compte dans le domaine de la médiation et de l’éducation des adultes. Il est également membre du conseil consultatif du Centre suisse Islam et Société (CSIS) de l’Université de Fribourg.

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Andreas Tunger-Zanetti dirige le Centre d’étude des religions de l’Université de Lucerne.
© Unilu