« Pour les orthodoxes, il y a une confusion entre identité nationale et religieuse »

Pantelis Kalaitzidis à Athènes en 2016 / CC(by-nc-sa) Nikos Kosmidis
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Pantelis Kalaitzidis à Athènes en 2016
CC(by-nc-sa) Nikos Kosmidis

« Pour les orthodoxes, il y a une confusion entre identité nationale et religieuse »

ONDE DE CHOC
La pensée religieuse du patriarche de Moscou Cyrille soutient le projet politique de Vladimir Poutine, y compris la guerre en Ukraine. Dans le christianisme orthodoxe, l’identité nationale se confond souvent avec l’identité religieuse. Un glissement que critique le chercheur Pantelis Kalaitzidis, directeur de l’Académie d’études théologiques de Volos (Grèce) et membre du Comité exécutif de la European Academy of Religion (Bologne).

Le 13 mars dernier, Pantelis Kalaitzidis, en commun avec Brandon Gallaher (Université d’Exeter, Grande-Bretagne) ainsi que 63 théologiens et intellectuels orthodoxes de renom, a publié en ligne une déclaration qui condamne le soutien de l’Église orthodoxe russe à la guerre menée par la Russie à l’Ukraine.

Le texte bat en brèche une idéologie politico-religieuse qui s’est installée en Russie ces vingt dernières années. Elle établit qu’il existerait un «Monde russe» (Russkiy Mir) qui aurait «un centre politique commun (Moscou), un centre spirituel commun (Kiev comme ‹mère de toutes les Rus›), une langue commune (le russe), une Église commune (l’Église orthodoxe russe, patriarcat de Moscou), et un patriarche commun (le patriarche de Moscou), qui travaille en ‹symphonie› avec un président/dirigeant national commun (Poutine) pour gouverner ce monde russe, ainsi que pour défendre une spiritualité, une moralité et une culture communes et distinctives.»

Deux arguments se détachent du texte:
- Une Église chrétienne orthodoxe n’a pas à soutenir une idéologie politique, quelle qu’elle soit, parce que sa seule préoccupation doit être «la venue du Royaume de notre Seigneur Jésus-Christ, un Royaume de justice, de paix et de joie dans le Saint-Esprit.»
- Toute pensée qui «encourage la division, la méfiance, la haine et la violence entre les peuples, les religions, les confessions, les nations ou les États» et les individus n’est pas orthodoxe.

À la grande surprise de ses auteurs, le texte circule très rapidement dans le monde orthodoxe, et même au-delà, à la hauteur de l’onde de choc qu’a constitué l’invasion de l’Ukraine. «J’ai été particulièrement surpris et soulagé par l’écho suscité par cette déclaration! Nous avions réalisé quelques traductions, en cinq langues. Mais très vite, des traductions spontanées ont surgi dans d’autres pays: Bulgarie, Italie, Allemagne, Finlande, Estonie, Roumanie…»

À ce jour, 1500 intellectuels et membres du clergé orthodoxe du monde entier (mais aussi des clercs, des pasteurs et des théologiens appartenant à des Églises occidentales) ont signé le texte. Et le directeur de l’Académie d’études théologiques de Volos (Grèce), connu pour son progressisme, continue à se mobiliser contre l’association du christianisme orthodoxe à des idéologies ou pensées nationalistes. Il les désigne comme «ethno-phylétisme», soit la compréhension de l’Église en termes ethniques et l’idée d’une supériorité nationale prônée dans le domaine ecclésiastique. Ce membre du comité exécutif de l’Académie européenne des religions (Bologne, Italie) sera à Genève en octobre prochain pour le colloque annuel de la chaire Oltramare à l’IHEID. Nous l’avons rencontré à Karlsruhe à l’occasion de la 11e assemblée générale du Conseil œcuménique des Églises. Entretien.

 

Vous avez rédigé un texte théologique qui critique les liens entre orthodoxie et nationalisme. Quels sont vos arguments théologiques?

Pantelis Kalaitzidis : J’ai effectivement coordonné cette initiative avec mon collègue Brandon Gallaher de l’Université d’Exeter en Grande-Bretagne. Les auteurs ont emprunté sciemment des éléments à deux textes ecclésiaux importants:
-Le Synodikon de l’Orthodoxie, un texte qui réfute et condamne les hérésies et célèbre le triomphe de l’orthodoxie (fêté le Dimanche de l’Orthodoxie, commémoration de la victoire des icônes, célébrée cette année le 13 mars 2022).
-La confession de Barmen (1934), déclaration de l’Église protestante allemande contre le nazisme, qui inclut des valeurs chrétiennes universelles.

Nous avons repris, en les renforçant avec des textes tirés de la tradition patristique orthodoxe, les six principes de Barmen inspirés de la Bible, à savoir:
- le rejet de toute idée d’une figure politique providentielle qui soit supérieure au Christ;
- le rejet de la distinction entre sacré et profane: l’entièreté de nos existences appartient à Dieu seul;
- l’affirmation de la liberté de l’Église orthodoxe devant les idéologies nationalistes: seul le Royaume de Dieu doit mériter notre attention;
- le rejet de toute autorité charismatique ou dictatoriale;
- le rejet de l’absolutisme;
- le rejet de l’idée d’une Église aux ordres de l’État, fut-ce un État dit «chrétien».

 

Les liens entre orthodoxie et nationalisme se sont construits depuis vingt ans en Russie. L’idéologie de «Russkiy Mir» n’est-elle pas un problème spécifique à la Russie de Poutine? En quoi cela concerne-t-il toute l’orthodoxie?

J’ai entamé cette réflexion théologique depuis le début des années 2000. En Grèce, le nationalisme religieux orthodoxe est aussi présent (sans toutefois cautionner théologiquement des guerres ou des actes de violence), et s’est particulièrement manifesté lorsqu’il a été décidé d’ôter la mention de la religion sur les cartes d’identité européennes. La modernisation et la sécularisation progressive du pays, son européanisation, se sont heurtées à la tradition. Les orthodoxes en Grèce (tout comme dans d’autres pays de tradition orthodoxe) ont été sujets à ce que j’ai nommé dans un de mes articles la «tentation de Judas». Le point de départ de cette idée provient d’une analyse du théologien alsacien de tradition luthérienne Oscar Cullmann (1902-1999), qui a expliqué la trahison de Judas par le fait que celui-ci était un zélote, déçu par le fait que Jésus n’ait pas embrassé la cause de son mouvement pour la libération de la Palestine. Autrement dit, le premier nationaliste chrétien!

Je crois que cette tentation de remplacer l’histoire du salut par l’histoire de la renaissance nationale, et de substituer le royaume de César à l’eschatologie et au royaume de Dieu est ancienne dans le christianisme; elle se retrouve déjà dans les tentations de Jésus au désert. Et les Églises orthodoxes (comme toute autre Église nationale) sont très souvent sujettes à cette tentation.

 

Les Églises orthodoxes sont donc consubstantiellement liées à des nations ou États depuis l’origine? Si c’est le cas, vouloir changer cette logique semble peine perdue.

Non, au contraire. Les anciens patriarcats orthodoxes sont des Églises liées à des lieux: Alexandrie, Antioche, Rome, Constantinople… et non à des pays, des États ou des nations! En réalité, parler de l’Église orthodoxe grecque, roumaine, bulgare ou serbe, c’est une nouveauté!L’association de l’Église à la construction de l’État et de l’identité nationale débute à la fin du XVIIIe siècle, mais c’est surtout le réveil des nationalismes après les Lumières, puis au cours du XIXe siècle, qui la cristallise. C’est donc à un grand paradoxe qu’on assiste ici: alors qu’elles ont du mal à accepter les Lumières et la modernité, les Églises orthodoxes (à l’exception du patriarcat œcuménique de Constantinople) s’associent au nationalisme et à la création des États nationaux dans les Balkans. Si le nationalisme est le problème principal des orthodoxes, le second est leur relation difficile avec la modernité.

 La défense de la nation ou de la patrie est devenue une priorité pour les Églises orthodoxes, qui vivent avec la nostalgie du passé glorieux, mais ont du mal à se frayer un chemin dans les sociétés pluralistes sécularisées
Pantelis Kalaitzidis

Ce lien difficile à la modernité et aux Lumières se retrouve dans d’autres traditions, par exemple dans une partie de l’islam. Voyez-vous un point commun avec l’orthodoxie sur certains aspects?

Par-delà les nombreuses différences, le point de similitude entre ces deux traditions est bien leur relation en suspens avec la modernité. Côté orthodoxe, le contexte historique joue un rôle décisif: nos Églises, après le coup des croisades, se sont trouvées sous domination ottomane durant cinq siècles. Ainsi la modernité s’est non seulement formée en leur absence, mais leur défi principal, dans ce contexte, était d’éviter l’islamisation (il y a eu des phénomènes d’islamisation forcée dans cet espace jusqu’au XVIIe siècle, par exemple en Albanie). Et pendant le XIXe et au début du XXe siècle, elles étaient aussi attachées à éviter les conversions dues au prosélytisme des missionnaires occidentaux (catholiques, mais aussi protestants, notamment en Asie Mineure). L’anti-occidentalisme orthodoxe est lié à cette période et à ces pratiques qui restent comme un traumatisme non cicatrisé. Dans ces circonstances, le dialogue avec la modernité et le monde contemporain n’était pas du premier intérêt pour les Églises orthodoxes, alors que la défense de la nation ou de la patrie est devenue leur priorité. Elles vivent dès lors avec la nostalgie du passé glorieux, mais ont du mal à se frayer un chemin dans les sociétés pluralistes sécularisées.

 L’Église impériale ne se préoccupait pas des nations!
Pantelis Kalaitzidis

Comment expliquer que les nationalismes aient pris un tel poids dans l’orthodoxie, au fil du temps?

La christianisation du monde ancien se passait dans le cadre de l’Empire romain, et l’Église impériale ne se préoccupait pas de nations et de races! Si on lit les textes grecs des premiers siècles, jusqu’à la chute de Byzance face aux Turcs (1453), la nation ou la race n’est pas un élément important. L’Église est multiethnique: elle inclut des Grecs, des Syriens, des Arméniens, des Ibères (Georgiens), des Slaves, des Roumains, etc.

L’arrivée des Ottomans et leur système de millet («nation» à base religieuse) commence à associer une religion à une nation: on a le millet arménien, juif, orthodoxe… Mais les orthodoxes, quelle que soit leur origine géographique ou ethnique, relèvent tous du patriarcat de Constantinople pour leur vie sociale, le droit de la famille (divorce, héritage…), leurs pratiques religieuses. À cette époque, les responsabilités politiques et religieuses commencent à être associées.

Au fil des siècles, une prise de conscience nationale émerge petit à petit. Elle se structure au XIXe siècle, mais cela reste embryonnaire. Au début du XXe siècle, il est encore difficile pour des orthodoxes de se distinguer sur la base de leur nationalité. C’est après la Première Guerre mondiale que cette distinction s’opère vraiment, lors des échanges massifs de population (toute l’Anatolie est vidée de sa population grecque orthodoxe).


 

Aujourd’hui, pour les orthodoxes, il y a une confusion entre identité nationale et religieuse
Pantelis Kalaitzidis

Aujourd’hui, qu’est-ce qui constitue l’identité d’une ou d’un chrétien∙ne orthodoxe: son baptême et donc ses croyances religieuses, ou la communauté ethnique, culturelle, nationale à qui il ou elle appartient?

C’est toute la question! L’Église est-elle une communauté baptismale ou une communauté ethnoculturelle!? Aujourd’hui, pour les orthodoxes, il y a une confusion entre identité nationale et religieuse. Elles sont intriquées, mélangées. Pour la majorité de la population, l’identité est plutôt ethno-religieuse. Les familles ont gardé des pratiques religieuses authentiques, mais elles sont teintées de spécificités nationales et culturelles. Certains rites restent centraux (baptême, mariage, enterrement). Mais les orthodoxes sont aussi touchés par la sécularisation. En Grèce par exemple, la part des mariages religieux a fortement diminué par rapport aux mariages civils ces vingt dernières années. Le baptême reste peut-être un rite essentiel. Pour les personnes pratiquantes, l’eucharistie et la participation à la liturgie, donc l’expérience vécue reste centrale.

 

On sent un ras-le-bol contre l’instrumentalisation de la religion par Poutine 
Pantelis Kalaitzidis

N’existe-t-il pas, dans le monde orthodoxe, et en particulier en Russie, des croyantes et des croyants qui se sentent pris en otage par cette association entre leur identité nationale et l’expression de leur religion, et qui souhaitent défaire ces liens, imaginer une nouvelle manière d’être chrétiens et orthodoxes?

Pas uniquement en Russie, mais dans l’orthodoxie à l’échelle mondiale, on sent un véritable ras-le-bol contre l’instrumentalisation de la religion par Poutine ou d’autres autocrates. Ces réactions viennent surtout du courant progressiste de l’orthodoxie, mais sont peu à peu reprises par d’autres.

Entre 400 et 450 prêtres ukrainiens ont élaboré une pétition demandant la démission de Cyrille, le patriarche de Moscou, qu’ils considèrent comme coresponsable de la guerre. Le texte s’appuie sur les arguments théologiques développés dans notre «Déclaration» du 13 mars. Enfin, l’Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine a récemment envoyé une lettre au patriarcat œcuménique de Constantinople lui demandant de convoquer un concile pan-orthodoxe pour destituer le patriarche Cyrille, et pour condamner l’enseignement ethno-phylétiste sur le «Monde russe».

 

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