«Les ruptures favorisent l’adhésion à des idéologies radicales»

Pour la sociologue des religions Géraldine Casutt, «les ruptures favorisent l’adhésion à des idéologies radicales» / IStock
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Pour la sociologue des religions Géraldine Casutt, «les ruptures favorisent l’adhésion à des idéologies radicales»
IStock

«Les ruptures favorisent l’adhésion à des idéologies radicales»

13 novembre 2019
Après trois ans et demi de fonctionnement, l’heure est au bilan pour le dispositif genevois de prévention des radicalisations religieuses et politiques violentes «Gardez le lien». Interview avec la sociologue des religions fribourgeoise Géraldine Casutt, experte au sein de l’association Rhizome.

«Gardez le lien», c’est le nom du dispositif mis en place à Genève en 2016 pour prévenir la radicalisation et l’extrémisme violent. Après trois ans et demi de fonctionnement, et l’accompagnement de 126 situations, l’heure est au bilan pour ce dispositif, premier du genre à l’échelle nationale, et sa plateforme de spécialistes pluridisciplinaires. Débrief avec la Fribourgeoise Géraldine Casutt, sociologue des religions experte au sein de l’association Rhizome, en charge de la permanence.

Quel regard portez-vous sur ce dispositif?

C’est d’abord un dispositif qui répond à des besoins, c’est important de le souligner. A mon sens, son atout principal est d’aborder la question des radicalisations violentes dans une perspective socio-éducative, où le sécuritaire n’est pas la première réponse que l’on va donner. La police n’est pas impliquée d’office, elle intervient seulement dans environ 10% des situations. Les gens peuvent nous appeler lorsqu’ils ont des inquiétudes et ressentent le besoin d’en parler.

Concrètement, en quoi consiste votre travail?

L’association Rhizome a le mandat de répondre aux sollicitations adressées à la permanence téléphonique ou via le site gardezlelien.ch, et de proposer ensuite une première analyse de la situation. Les personnes qui nous contactent sont toujours très sincèrement inquiètes, donc il faut toujours prendre leur appel extrêmement au sérieux. Quand bien même après une première analyse on estime qu’il n’y a pas vraiment de risque s’agissant d’une radicalisation de type violente, on va considérer que la situation reste néanmoins problématique pour la personne qui nous a appelés. Dans tous les cas, on va assurer un suivi.

De quelle manière accompagnez-vous ces situations?

La prise en charge varie beaucoup. On peut avoir des situations relativement simples, où un parent s’inquiète par exemple des sites internet fréquentés par son enfant. On va donc proposer une analyse du site en question pour vérifier ce qu’il s’y passe pour  renseigner la personne, et au besoin lui donner des recommandations. Parfois un entretien suffit pour apaiser les inquiétudes, d’autres fois, face à des thématiques plus complexes, on va se situer sur un temps beaucoup plus long. C’est aussi là qu’on va pouvoir convoquer notre réseau de professionnels. Par exemple typiquement quand on est face à un jeune qui est déjà suivi par des éducateurs ou des assistants sociaux. On va pouvoir voir s’ils partagent ces mêmes inquiétudes et comment on peut agir tous ensemble de concert face à cette situation.

Le lien entre radicalisation et rupture sociale, scolaire ou professionnelle est-il vraiment avéré?

Les situations de rupture sont toujours des situations inquiétantes. La personne est de fait plus vulnérable et donc potentiellement plus réceptive à des schémas radicaux. En tout cas, la majorité des situations qu’on traite sont déjà questionnantes en soi, qu’il s’agisse de décrochages scolaires ou de faits de violences conjugales. L’entourage nous contacte alors car il se demande si l’idéologie politique ou la religion y joue un rôle causal. Par ailleurs, si on examine un peu les profils de personnes qui ont vraiment adhéré à des idéologies radicales, c’est vrai que dans tous ces parcours on peut voir des éléments de rupture déterminants, ou qui tout du moins favorisé une assise dans des idées radicales.

Le but du réseau est donc d’œuvrer sur ces ruptures pour diminuer les risques de radicalisation?

Exactement. Le but, c’est vraiment de pouvoir mettre un filet de sécurité autour de la personne. Ce qu’on veut, c’est prévenir l’isolement, la rupture totale, pour éviter que la personne s’enfonce dans un schéma de rupture. Il ne faut pas laisser la personne seule, mais renforcer ses liens, en priorité familiaux. Si ceux-ci ne sont pas aidants, voire absents, il s’agit alors d’essayer de trouver dans le réseau de professionnels d’autres ports d’attache.

Dans les chiffres, les situations que vous traitez sont majoritairement en lien avec l’islam radical. Est-ce en lien avec la religion musulmane elle-même ou est-on plus suspicieux à son endroit?

Je pencherais pour la deuxième option. Plus d’inquiétudes vont se mettre en place avec l’islam, dans la mesure où y a un imaginaire actuel autour de l’islam qui est beaucoup plus anxiogène qu’autour d’autres expressions religieuses. On est aussi beaucoup interpellés sur des affaires de conversion religieuse. Toute conversion amène en effet généralement son lot de changements en termes de discours ou de comportements. Et quand on n’est pas très familier avec la religion, ça peut être assez anxiogène. On sait que la conversion est un moment de vulnérabilité, où on se pose beaucoup de questions, où on cherche des réponses, et puis en fonction de où on va les chercher, on ne tombe pas forcément sur les personnes les mieux intentionnées…

Les statistiques de ce dispositif reflètent-elles, à votre sens, les données générales sur cette problématique de l’extrémisme en Suisse?

Ce qui ressort de nos chiffres, c’est que c’est l’extrémisme de type religieux qui nous fait le plus peur. Or, cela ne veut pas dire que c’est celui avec lequel on a le plus de problèmes sur le terrain. Au niveau des instances fédérales, il y a aussi beaucoup d’inquiétudes au sujet des extrémismes politiques, et ça ce n’est pas quelque chose qui ressort dans les appels qu’on reçoit.

Et concernant les profils ou les catégories d’âge?

Dans les catégories d’âge, on a beaucoup de préoccupations pour les mineurs et les jeunes adultes. On observe également une légère dominance d’inquiétudes au sujet de jeunes filles mineures, peut-être parce qu’on a plus peur pour elles ou qu’on a affaire à des visibilités plus soudaines, comme le port du voile qui va interroger davantage. Chez les hommes, on rencontre également des préoccupations chez des individus au-delà de 25 ans et souvent liées à des inquiétudes au niveau du rôle parental, notamment par rapport à l’éducation familiale donnée au sein du foyer.

Bilan en chiffres

Types d'extrémisme

126 situations traitées et accompagnées individuellement

85% des appels concernaient des inquiétudes face à l’extrémisme religieux (toutes relatives à l’islam radical à l’exception de 2 cas liés à la mouvance évangélique),

4% l’extrémisme droite,

3% l’extrémisme de gauche, et

8% d’autres violences.

 

Provenance des appels

74% des demandes provenaient du canton de Genève

26% des cantons de Vaud, Valais, Fribourg et Bâle.

50% des appels provenaient de proches

46% d’institutions publiques, issus principalement du DIP et du domaine socio-éducatif,

4% d’organisations privées.

 

Les profils inquiétants

63% des inquiétudes concernaient des hommes, âgés de plus de 18 ans.

37% des femmes, âgées pour la plupart entre 12 et 25 ans.

 

 

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Géraldine Casutt, sociologue des religions
DR