Le culte, plus essentiel que la culture?

Spectacle du festival Antigel au Temple de Satigny, à Genève. / DR
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Spectacle du festival Antigel au Temple de Satigny, à Genève.
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Le culte, plus essentiel que la culture?

Le festival Antigel l’a fait: donner des spectacles dans des églises protestante et catholique, histoire de contourner le fait que pour le moment, le cultuel a la priorité sur le culturel. Mais cette ouverture des lieux de culte avant théâtres et cinémas est-elle bien perçue par le monde des arts, et considérée comme essentielle par le milieu ecclésial? Enquête.

À la fin février, le festival Antigel, manifestation genevoise bien connue célébrant les arts vivants dans une multitude de salles et de communes au centre et aux alentours de la Cité de Calvin, a eu lieu malgré la pandémie. Grâce à un certain nombre d’idées ingénieuses et audacieuses, il a été possible de contourner l’interdiction de donner des spectacles en public, et ce notamment grâce à la collaboration des paroisses protestante et catholique de Satigny et Bernex. Une idée qui, tout d’abord, rappelait les anciennes éditions d’Antigel, comme le souligne son co-directeur Éric Linder: «À tous les festivals Antigel, il y a des concerts dans des églises, ce qui pour nous est donc d’abord une normalité.»

Une collaboration qui n’est pas sans rappeler le récent appel lancé (sans succès) au sein de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV). Autorisées, comme dans la majorité des cantons, à ouvrir leurs cultes à 50 fidèles, certaines églises protestantes vaudoises avaient songé à manifester leur solidarité avec le milieu de la culture, qui fait ceinture depuis le début de la première vague de coronavirus. «L’idée était venue de quelques paroisses qui s’étaient notamment félicitées du nombre de personnes réunies lors des cultes réalisés en mode virtuel», explique Jean-Baptiste Lipp, pasteur et conseiller synodal de l’EERV. Certaines fois, ces derniers avaient rassemblé plus de monde que les cultes en présentiel d’avant la pandémie, ce qui pouvait justifier de proposer de ne pas rouvrir les lieux de culte, en soutien au monde culturel.»

Ne pas opposer les deux milieux

Mais la religion a-t-elle vraiment été considérée, ces derniers mois, comme plus «essentielle» que la culture? Pour le pasteur Blaise Menu, modérateur de la Compagnie des pasteurs et des diacres de Genève, le Conseil fédéral n’a pas fait un réel choix, la liberté de conscience et de croyance présente dans la Constitution l’exigeait. «Quand on parle de discrimination à l’encontre de la culture, on dit que l’État ferait un choix discriminant sur la base d'une sorte de préférence pour le cultuel et le religieux, mais la référence m'apparaît uniquement juridique. S'il y avait les mêmes insistances constitutionnelles autour de ce qui pourrait être une liberté culturelle, le milieu culturel aurait ouvert en même temps.»

Une vision partagée par Myriam Sintado, comédienne qui siège depuis peu au Conseil du Consistoire de l’Église protestante de Genève. «Je crois qu’il ne faut pas opposer les deux milieux. Cette priorité constitutionnelle n’est pas un privilège en soi. Il y a eu des réactions violentes du milieu culturel contre le milieu religieux. Et je peux comprendre ce sentiment d’injustice.»

«Il est clair que l’ouverture des églises avant les théâtres et salles de concerts nous a questionnés», avoue Éric Linder, qui constate autour de lui que le besoin de culture, comme celui d’exercer sa religion, peut manquer atrocement à ceux que la culture anime. «Il n’est pas innocent que certains concerts soient comparés à des messes par les journalistes dans leurs critiques. Ni non plus qu’on parle de communion entre les artistes et leur public. Le besoin d’art, comme le besoin de spiritualité, peut être viscéral.» Un discours qui n’est pas sans rappeler le slogan lancé par le milieu culturel romand: «Laissez les athées se rendre dans leurs lieux de culte: cinémas, théâtres, salles de concerts, etc.»

Une vision à laquelle adhère presque exactement Myriam Sintado. Pour celle qui se partage entre les deux milieux, il n’y aurait «pas d’échelle de valeurs entre la foi et l’amour de l’art». «Nous avons besoin de nous nourrir spirituellement, que ce soit en partageant un moment d’imaginaire ou de prière. Selon moi, le spirituel se situe des deux côtés», déclare encore la comédienne.

Une mission donnée par Dieu

Pour le sociologue des religions Jörg Stolz, le Conseil fédéral «a fait un choix plutôt conservateur, car la religion, il y a cinquante ans, aurait été préférée d’emblée à la culture». Selon lui, «notre société sécularisée aurait tendance, aujourd’hui, à penser la religion comme une branche culturelle comme une autre. Mais le religieux permet l’intégration à un groupe, l’accession à une identité, les clefs pour une interprétation du monde dans son ensemble, ce que l’on trouve assez rarement dans une activité culturelle spécifique.»

Sociologue de la culture, Olivier Moeschler va lui encore un peu plus loin, en se félicitant d’abord de la petite manipulation d’Antigel. «Le festival a été pile dans le rôle du milieu de l’art, qui doit être celui d’un empêcheur de tourner en rond. La fonction de la culture est de détourner, voire de casser les règles. Toutefois, le côté un peu bouffon du roi de la culture n’est peut-être pas meilleur conseiller pour un moment de crise.»

 Selon cet universitaire lausannois, les autorités, en choisissant d’ouvrir les lieux de culte avant les lieux de culture, ont fait un choix significatif pour la population. «La religion, plus que la culture, peut donner des réponses de fond, notamment sur le sens de la vie. Et il n’était pas envisageable de cesser complètement les cultes lors d’enterrements durant cette pandémie. N’oublions pas que la consolation et le réconfort ne sont pas vraiment l’apanage de la culture, qui est plutôt dans une critique sociétale qui suppose une mise à distance par rapport au reste des institutions étatiques.»

Une différence difficile à assumer

Dès lors, faut-il s’étonner que les ministres de l’Église réformée vaudoise n’aient pas davantage revendiqué leur essentialité, au lieu de se mettre au même niveau que la culture? Si le théologien Michel Kocher, également directeur de Médias-pro, avoue être désolé pour le monde de la culture, la comparaison n’est pour lui toutefois pas possible: «Il n’y a pas de liberté de culture. Ce qui justifie ce choix politique, c’est que culture et religion ne peuvent être mises sur le même plan. La religion a une dimension communautaire et sacramentelle qu’on ne retrouve pas dans la culture. Et que la culture ne revendique pas.»

Et d’ajouter que s’il y a essentialité, elle est peut être avant tout à chercher dans le message à transmettre: «Historiquement, les Églises reçoivent leur mission de Dieu. C’est là qu’elles vont chercher leur légitimité. Celles qui se voient privilégiées ont peut-être un peu perdu leur lien avec la mission reçue...», s’interroge-t-il. «Du point de vue spirituel, qu’un pasteur puisse se mettre sur le même plan qu’un directeur de théâtre, cela questionne.»