À l’heure du complot, le diable l’emporte

Eurovision, pop music, sportswear: le diable et sa figure n'ont pas fini d'apparaître...
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Eurovision, pop music, sportswear: le diable et sa figure n'ont pas fini d'apparaître...

À l’heure du complot, le diable l’emporte

13 juillet 2021
SÉRIE D'ÉTÉ
Eurovision, pop music, sportswear: le diable et sa figure n'ont pas fini d'apparaître. Mais s'agit-il d'une stratégie marketing ou d'une véritable croyance? Existe-t-il encore de réels courants sataniques en dehors des accusations de pédo-satanisme dont les élites font l’objet? (5/5)

«Le satanisme est une explication commode pour nombre de complots», lâche Youri Volokhine maître d’enseignement et de recherche en histoire et anthropologie des religions à l’Université de Genève. Selon l’universitaire, «le diable, vecteur du Mal, reste encore la figure la plus terrifiante et inacceptable pour les sociétés judéo-chrétiennes». Dès lors, faut-il voir une logique dans l’entêtement des complotistes à voir la queue du diable traîner dès que passent les élites? «Les grandes institutions ayant perdu en crédibilité, leur dysfonctionnement est imputé à un potentiel pacte scellé entre le diable et les hautes sphères de la société, qui auraient ainsi perdu toute morale», explique Jacky Cordonnier, historien des religions qui a longtemps été consultant auprès des services de police et de gendarmerie française lors de faits divers impliquant des actes sataniques. Et d’ajouter: «Ces idées ne datent pas d’hier. Le complot pédo-sataniste? J’en entends parler depuis toujours.»

«Ce supposé pédo-satanisme des élites est un délire que l’histoire réactive de temps à autre», constate Pascal Wagner-Egger, auteur de Psychologie des croyances aux théories du complot. «En France, pendant la Révolution, de nombreux révolutionnaires ont accusé des nobles d’enlèvements de jeunes filles. Au moment d’abolir les privilèges, il était courant que l’on soupçonne l’aristocratie de séquestrer des esclaves sexuels et, ainsi, d’être en rupture totale avec les valeurs chrétiennes.» Un climat attisé par les périodes sensibles, selon Jacky Cordonnier: «L’adoration du diable est aussi l’apanage, selon ceux qui y croient, du complot judéo-maçonnique. Un autre fantasme à la santé thermostatique qui a pu reparaître à cause de la crise actuelle.»

Un diable pop

Toutefois, devant toutes les autres élites, les artistes n’auraient-ils pas soufflé sur les braises? En effet, de Netflix au dernier Concours Eurovision, le diable semble sans cesse vouloir passer une tête à cornes dans la pop culture. «À partir des années 60, des groupes de hard rock et de metal vont utiliser une iconographie macabre tirée des films d’horreur», explique Youri Volokhine. Un héritage qui, selon le sociologue italien Massimo Introvigne, fondateur du Centre pour l’étude des nouvelles religions (CESNUR), remonterait même jusqu’à Baudelaire et ses Litanies de Satan: «L’époque romantique, par sa célébration de l’étrange, du mystérieux, va trouver dans la figure du diable un motif esthétique et littéraire synonyme d’une liberté pouvant aller jusqu’à la dépravation. Sans pour autant que cela n’implique un véritable culte de Satan.»

Pourtant, les clins d’œil symboliques au meilleur ennemi de Dieu, qu’on trouve autant dans les clips d’une Lady Gaga que sur le cuir des controversées «baskets sataniques» du rappeur Lil Nas X, semblent affoler toujours plus les réseaux sociaux. Un des meilleurs exemples du genre est celui de la performeuse serbe Marina Abramović, «dont l’esthétique New Age flirte innocemment avec l’obscur», renseigne Massimo Introvigne. La toile fourmille de fantasmes affolés sur ses banquets prétendument satanistes auxquels auraient pris part Hillary Clinton et John Podesta (politicien démocrate accusé d’être membre du «Pizzagate», le supposé réseau pédocriminel, ndlr). «Marina Abramović provoque. Elle attise le fantasme sataniste qui sourd au sein de la société. Les effusions de sang, lors de ses performances, c’est un jeu. C’est l’artiste qui joue à la sataniste.» Une esbroufe marketing qui, selon Jacky Cordonnier, se pratique à l’identique dans l’univers du hard rock: «La plupart les stars du festival Hellfest, après avoir chanté à la gloire de Satan et excité les foules, se démaquillent pour aller retrouver bobonne et les enfants. C’est un business.»

Gloubiboulga idéologique

Alors, personne pour aimer vraiment le diable? Pour Jacky Cordonnier, expert sur des affaires de profanations depuis les années 1990, les cultes organisés autour de Satan ne sont plus vraiment d’actualité. «Il y a une trentaine d’années, il existait des groupes plus ou moins constitués. De petites sociétés secrètes lucifériennes dont les membres, souvent plutôt éduqués, étaient en mal d’exotisme et de sensations fortes.» Pour Massimo Introvigne, aujourd’hui, «on aime le satanisme dans son coin, en glanant quelques savoirs sur la Toile, parce qu’on est jeune et que la musique nous y invite. Mais ce qu’on peut appeler le "satanisme occultiste", qui reconnaît une existence réelle au diable, par opposition à un "satanisme rationaliste" qui se limite à une vision du monde pervertie et affranchie des inhibitions religieuses, ce satanisme "réel" est aujourd’hui très isolé.»

Pour Jacky Cordonnier, les transgressions d’un satanisme de rébellion, surtout caractérisé par des actes de vandalisme commis par des sujets toujours plus jeunes, révèlent même un certain gloubiboulga idéologique: «Le satanisme est, depuis une quinzaine d’années, l’enveloppe d’un néo-paganisme un peu fourre-tout, où se mêlent des symboles néo-nazis et une certaine allégeance à l’extrême-droite.» Un glissement qui n’est pas sans rappeler les fondements du culte satanique et international de l’Ordre des neuf angles, né au Royaume-Uni dans les années 1960, «la plus sérieuse et conséquente organisation du genre encore en place, bien qu’affaiblie», explique Massimo Introvigne. Et Jacky Cordonnier de conclure: «En France, on a identifié une quarantaine de groupuscules depuis le début des années 1970. Mais ils n’étaient pas assez forts et organisés pour perdurer. Une structure identique à l’Église de Satan, créée par Anton LaVey, l’auteur de la Bible satanique, n’existe pas en Europe.»