Pourquoi donne-t-on?

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Emma Tieffenbach
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Pourquoi donne-t-on?

EMMA TIEFFENBACH
Il y a une contradiction inhérente dans l’acte de donner, remarque Emma Tieffenbach, chercheuse au centre en philanthropie de l’Université de Genève.

Selon vous, il y aurait une contradiction dans le don?

On parle du don comme d’un acte gratuit. Sans doute, dans la réalité, les gens donnent leurs biens (qu’il s’agisse de leur argent, de leur sang ou de leur collection d’art) parce qu’ils veulent faire le bien de leurs bénéficiaires. Mais cette hypothèse, celle d’un «altruisme pur», n’est pas prise au sérieux par la science économique. L’hypothèse qui y est privilégiée est plutôt celle d’un altruisme «impur» qui veut que toute action philanthropique serait intéressée. Pour donner au don une place dans sa théorie économique, cette science a donc cherché à mettre à jour les «bénéfices privés» qu’un donneur pouvait rationnellement attendre de son acte. Selon les économistes, l’un de ces bénéfices est le plaisir de donner. Les philanthropes donneraient dans le but de faire l’expérience de ce plaisir de donner.

Donnons-nous pour avoir une bonne image de nous-même?

Oui, une des variantes de ce plaisir typiquement philanthropique, celui d’un warm-glow feeling, considère que les gens donnent pour obtenir la preuve qu’ils sont généreux, vertueux ou moralement bons. Un précurseur de cette théorie, qui porte le nom d’égoïsme psychologique, est le philosophe Thomas Hobbes. Selon lui, toutes les actions s’expliquent, in fine, par la recherche de plaisir. Il n’y aurait donc jamais d’altruisme véritable, seulement de l’égoïsme déguisé. Dans le christianisme, l’altruisme est pourtant une valeur cardinale… Le devoir de charité est essentiel pour le chrétien. Pour pouvoir le réaliser de manière «morale», il faut le vivre avec joie et enthousiasme, et non dans le but d’obtenir le salut, ce qui serait un crime de simonie. Faire le bien ne doit pas avoir de valeur instrumentale, mais être une fin en soi. L’idée qu’il faut faire le bien de gaieté de cœur se retrouve aussi dans le judaïsme.

Il n’y aurait donc jamais d’altruisme véritable, seulement de l’égoïsme déguisé

Existe-t-il d’autres points communs sur le don dans les religions du Livre?

Oui, on retrouve plusieurs conditions «éthiques» du «bien donner» dans les religions juives et chrétiennes: l’action doit avoir un impact réel sur le bien-être du bénéficiaire, doit être effectuée avec discrétion, «avec joie», et, idéalement, sans que l’aide mette le bénéficiaire dans une relation de dépendance vis-à-vis de son bienfaiteur. On retrouve cette dernière condition chez le philosophe juif Maïmonide, qui insiste pour que le destinataire du don (la Tzédakah, plus proche de la notion de droiture et de justice que de celle de charité) ne soit ni humilié ni obligé de donner en retour. L’anonymat serait, pour cette raison, la forme la plus aboutie du don.

Le fait de donner pour le pur plaisir de donner est donc non seulement possible, mais indispensable, dans la sphère religieuse?

Oui, alors que chez les économistes, ce plaisir témoigne d’un altruisme impur, puisqu’il montre qu’il est un gain privé, une contrepartie du don, ce même plaisir de donner conditionne, au contraire, la charité en tant que vertu. On se trouve là devant une aporie: devant deux idées en apparence contradictoires, qui pourtant sont chacune intuitivement plausibles. La difficulté pour le philosophe est de résoudre cette aporie: le plaisir de donner rend-il le don moins noble moralement? Ou bien en est-il une des conditions mêmes?

Pour aller plus loin 

«La science du don, le ‹warm-glow feeling», Emma Tieffenbach, revue «Expert Focus» no 2019/3, pp. 116- 120. 

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