Pour atteindre le nirvana, le christianisme n'a rien à envier aux religions orientales

légende / crédit photo
i
[pas de légende]

Pour atteindre le nirvana, le christianisme n'a rien à envier aux religions orientales

3 janvier 2001
Les chrétiens à la recherche d'expériences mystiques se tournent massivement vers les religions orientales
"Mais pourquoi donc?", se demande le théologien Carl Keller, professeur honoraire à l'Université de Lausanne, alors que le christianisme possède une vaste tradition mystique. Dans son dernier livre, "Calvin mystique: Au cœur de la pensée du Réformateur", l'auteur se plonge dans l'univers de la mystique chrétienne, en particulier protestante, et rappelle qu'elle occupait jusqu'au début du vingtième siècle une place fondamentale dans la vie des Eglises. Pour remédier à la désaffection des fidèles, Carl Keller recommande de remettre à l'honneur les pratiques mystiques.

Photos de Carl Keller, agence Ciric, Chemin des Mouettes 4, cp 405, 1001 Lausanne, tél. 021/613 23 83, fax 021/ 613 23 84, ciric@cath.ch §La mystique chrétienne est totalement méconnue. Pourquoi?Parce que l'Eglise ressent le besoin de renouer avec la civilisation contemporaine et avec ses problèmes sociaux: la faim dans le monde, la paix, l'environnement. Elle a développé une théologie centrée sur la société et la culture actuelle, avec des buts concrets. Elle privilégie une action immédiatement efficace dans le monde au détriment de la mystique, c'est-à-dire de la relation à Dieu. Le protestantisme a encore accentué cette tendance en insistant sur l'étude historique et critique de la tradition biblique et chrétienne, étude qui en relativise la portée proprement religieuse. Conséquence: le catéchisme protestant néglige la spiritualité et la mystique.

§Les facultés universitaires de théologie ne portent-elles pas aussi une part de responsabilité?Bien sûr. Le problème des facultés de théologie est qu'elles veulent être reconnues comme scientifiques au même titre que les facultés de psychologie ou de sociologie. Elles ont donc peur de la spiritualité et de la mystique, phénomènes considérés comme fumeux et irrationnels. A tort, car nous sommes en présence d'une tradition qui possède des textes, une philosophie, une histoire, des témoins. Tout cela peut s'étudier scientifiquement, selon des méthodes rigoureuses, au niveau universitaire.

§L'abandon de la mystique est-elle une des causes de la crise des Eglises?J'en suis intimement persuadé. Comme elles se présentent actuellement, les Eglises risquent en effet de faire la même chose que les partis politiques. Alors à quoi servent-elles? A quoi sert la foi? La religion, fondamentalement, est Connaissance de Dieu, une relation intime du croyant à Dieu. Si l'on néglige cette dimension, il n'y a guère d'intérêt à conserver une Eglise. Les responsabilités d'ordre social ne sont qu'une extension de la dimension spirituelle et mystique qui reste toujours première.

§Que propose la mystique chrétienne?Elle propose d'établir une relation directe avec le Christ, de communier avec lui. C'est là le cœur même de l'Evangile. Dans l'antiquité, les Pères de l'Eglise étaient des mystiques, tout comme les théologiens du moyen âge. Ils s'intéressaient à la Connaissance supra-rationnelle de la Réalité divine. Le grand classique de cette approche surnaturelle est Denys l'Aréopagyte qui a vécu autour des années 500 et qui a énoncé les principes de la mystique chrétienne dans un opuscule intitulé "Théologie mystique". Ces principes ont été mis en pratique au moyen âge, par exemple par Maître Eckard, et au 16e siècle par sainte Thérèse d'Avila et saint Jean de la Croix, et par beaucoup d'autres amoureux de Dieu. Et par Jean Calvin!

§Mais aujourd'hui, quand on cherche une pratiques spirituelle, on se tourne plutôt vers les religions orientales.Certes. Et en un sens, je peux m'en réjouir, car les mystiques orientales contiennent l'essentiel de la mystique chrétienne sous une autre forme, avec un autre langage. Je connais de nombreuses personnes qui ont passé par ce détour pour, finalement, découvrir le Christ. Le bouddhisme, l'hindouisme, l'islam et le christianisme partagent en effet la même conception de l'univers. Celui-ci est structuré, pour ainsi dire, en trois niveaux: en bas, visible, le monde sensible que l'on perçoit avec le corps, avec les sens. Plus haut, le monde des réalités spirituelles, des divinités, des anges, auquel on accède grâce à l'intelligence. Enfin, tout en haut, l'Ultime d'où tout émane et dont l'essence est inconnaissable. L'activité du mystique consiste à s'élever du monde sensible au monde intelligible ou spirituel, et de là à monter vers Dieu, vers le Réel ultime et premier.

§Mais comment s'unir au Christ?En renonçant à son ego, à sa volonté de dominer les choses, et en se mettant dans un état de disponibilité de la conscience permettant de l'imprégner du message de la Bible: "Le chrétien est en Dieu, et Dieu dans le chrétien". Il faut méditer cette vérité abyssale, s'abandonner à elle pour la vivre pleinement. Elle signifie que je vis en Dieu et que Dieu vit en moi. Dieu est mon vêtement, je suis revêtu de Dieu. Mais aussi: je suis l'habitation de Dieu, je suis son temple, je suis son ciel. Et si Dieu est en moi, je suis moi-même Dieu: je participe à sa divinité. Approfondir cette vérité, c'est la voie royale vers l'union à Dieu. L'une de celles que Calvin préconise.

§Cela revient à mettre en parenthèse le raisonnement purement cérébral.Assurément. En lâchant prise sur le plan cérébral, je laisse le Christ agir en moi. Je peux ainsi vérifier la vérité de la Bible selon laquelle le Christ vit à la fois en moi et hors de moi, dans mon intériorité et à mes côtés, quand bien même je ne le perçois pas avec mes sens physiques.

§Pratiquer une religion, est-ce cela?Sans aucun doute. C'est réussir à se hisser dans le monde spirituel où le Christ me communique sa vie. La prière et la participation au culte sont d'autres moyens de partager la vie divine. Mais on ne peut pas se contenter de vivre un culte ou une messe uniquement avec le corps et avec la parole, de manière extérieure. Il faut y adhérer spirituellement, avec le cœur, et dans la certitude qu'on est uni au Christ.

§Voyez-vous une renaissance de la mystique chrétienne?Oui, heureusement! Les cours de méditation offerts au public sont toujours plus nombreux et bien suivis. En Allemagne, la Société des amis de la mystique chrétienne compte de nombreux membres. A l'Université, tel professeur enseigne à présent une théologie de type mystique et pratique une piété mystique pour son propre compte. Un renversement est certainement en train de s'opérer. Et l'on peut espérer que Calvin y contribuera!

§Propos recueillis par Jacques-Olivier Pidoux§"Calvin mystique: Au cœur de la pensée du Réformateur" de Carl Keller, paraîtra fin janvier aux éditions Labor et Fides.§