Aung San Suu Kyi, Bonhoeffer et Malcolm X: des militants inspirés

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Aung San Suu Kyi, Bonhoeffer et Malcolm X: des militants inspirés

Jean-Cosme Delaloye
18 novembre 2010
Professeur de sciences sociales à l’Université de Bethel dans le Minnesota, Curtiss Paul DeYoung a publié Living Faith en 2007 aux Etats-Unis. A l’occasion de la sortie de Mystiques en action, la version française de son livre, l’auteur a rencontré ProtestInfo. Interview.

, New York

Curtiss Paul DeYoung incarne un courant chrétien largement éclipsé ces jours aux Etats-Unis par les églises fondamentalistes et radicales: il est protestant progressiste et prône un christianisme qui embrasse l’autre au lieu de le stigmatiser. Dans son livre Living Faith, qui vient de sortir en Suisse romande, il dresse le portrait de trois “militants mystiques” qui ont mis leur foi au service de leur combat pour la justice sociale.


L’auteur s’intéresse à Dietrich Bonhoeffer, un pasteur allemand né en 1906 qui n’a cessé de combattre Adolf Hitler et le nazisme jusqu’à son exécution dans un camp de concentration le 9 avril 1945. Il revient sur la vie de Malcolm X, un Afro-Américain converti à l'islam, assassiné le 21 février 1965 à l’âge de 39 ans. Il s’attache également au parcours d’Aung San Suu Kyi, la résistante birmane, qui vient d'être libérée par la junte après avoir passé 15 des 21 dernières années en résidence surveillée.

Jean-Cosme Delaloye: Dans votre livre, vous montrez, en prenant pour exemple Malcolm X, Dietrich Bonhoeffer et Aung San Suu Kyi, comment la foi peut inciter des hommes et des femmes à se battre pour la justice sociale. Pourquoi avoir choisi ces trois figures?

Curtiss Paul DeYoung: Je voulais parler d'hommes et de femmes issus des sociétés occidentale et orientale ainsi que des trois grandes religions: le christianisme, l’islam et le bouddhisme. Aung San Suu Kyi symbolise à mes yeux le mariage entre révolution et éthique. Elle, Bonhoeffer et Malcolm X illustrent la posture du militant, qui puise sa force dans une vie sprirituelle.

J.-C. D. : En plus de vos trois personnages centraux, vous évoquez aussi Gandhi, Martin Luther King, Fannie Lou Hamer, une militante afro-américaine pour les droits civiques, soit des personnalités dont le combat pour la justice contenait une dimension religieuse. Comment avez-vous construit votre livre?

C. P. D. :
Il y a effectivement les premiers rôles et les rôles secondaires dans mon livre. J’ai dévoué ma vie à la promotion de la justice sociale et j'ai voulu comprendre comment cet engagement était lié à ma foi. Je me suis d’abord intéressé aux personnalités qui pouvaient m’inspirer comme Martin Luther King, Malcolm X, Fannie Lou Hamer et Oscar Romero, un archevêque salvadorien assassiné en 1980.

En lisant Malcolm X, je me suis rendu compte que ce combat pour la justice sociale dépassait le cadre de ma foi chrétienne. Je me suis ensuite intéressé à des femmes comme Aung San Suu Kyi et Rigoberta Menchu, une militante indigène au Guatemala et prix Nobel de la paix en 1992. Au fur et à mesure que j’élargissais le champ de mes lectures, j’ai remarqué qu’il y avait des similitudes entre ces militants, qui transcendaient leurs différences culturelles et religieuses.

J.-C. D. : Quel genre de différences?

C. P. D. : Malcolm X a souffert du racisme aux Etats-Unis pendant sa jeunesse. Bonhoeffer a connu un contexte radicalement différent, celui de la bourgeoisie allemande du début du 20e siècle. Aung San Suu Kyi a grandi au sein de l’élite birmane avant d’émigrer vers la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Elle a ensuite décidé de rentrer en Birmanie en 1988 et de prendre fait et cause pour le peuple birman. A partir de ce moment-là, son existence a changé de manière dramatique. Leur point de départ est différent, mais leur but est le même.

J.-C. D. : Dans votre livre, vous dites que Dietrich Bonhoeffer critiquait l’inertie de l’Eglise face au nazisme et qu'il a fini par prôner un christianisme sans religion. Est-ce aussi votre souhait quand vous voyez que le christianisme radical gagne du terrain chez vous aux Etats-Unis?

C. P. D. : Cela m’inquiète de voir que des gens utilisent leur foi pour justifier leurs idées destructrices. On l’a vu avec le révérend Terry Jones, qui voulait brûler le coran le 11 septembre dernier en Floride. Cette vision du christianisme qui consiste à stigmatiser les gens et à promouvoir une vision radicale du bien et du mal est à des années lumière de la mienne. Dietrich Bonhoeffer prônerait certainement un christianisme sans religion s’il voyait cet extrémisme. Et je lui emboîterais le pas.

J.-C. D. : Comment expliquez-vous que le christianisme progressiste soit si minoritaire aux Etats-Unis?

C. P. D. : Les médias sont attirés par les extrêmes. Jim Wallis, le théologien qui a fondé la revue Sojourners aux Etats-Unis, Richard Cizik, le co-fondateur de la New Evangelical Partnership for the Common Good à Washington, et d’autres incarnent le désir de voir la foi servir à la promotion de la justice sociale. Mais leurs voix, malgré leurs efforts, ne sont pas celles que l’on entend dans les médias. Je pense néanmoins qu’ils représentent un nombre important de chrétiens aux Etats-Unis.

J.-C. D. : Dans votre livre, vous parlez d’activistes mystiques. Pourquoi?

C. P. D. : A l’image du moine catholique Thomas Merton, ce sont des mystiques qui par la suite se sont engagés. Les gens dont je parle ont à la fois une foi très personnelle et s’engagent en même temps pour faire du monde un endroit meilleur. Leur militantisme est aussi l’expression de leur foi.

J.-C. D. : Le communisme a rejeté la religion, mais avait pourtant aussi pour but de promouvoir la justice sociale...

C. P. D. : Le communisme puise ses racines dans une opposition à la religion institutionnalisée. Un peu à la manière d’un Dietrich Bonhoeffer qui réagissait contre une religion pouvant être corrompue par l’Etat en soutenant le statu quo, au moment où l’Allemagne basculait dans le nazisme. C’est pourquoi il était en faveur d'un christianisme sans religion. De manière similaire, le communisme était opposé à une Eglise étatique.

J.-C. D. : George Bush mettait constamment sa foi en avant alors que Barack Obama a inspiré une génération d’Américains en apparaissant quasiment “sans religion”. Que pensez-vous du “cas” Obama?

C. P. D. : Barack Obama est une personnalité intéressante. D’un côté, il se présente comme un homme de foi. Le titre de son premier livre - L’audace d’espérer (Ed. Points) - est tiré d’un sermon de son ancien pasteur. Et il y parle de l’importance de la foi dans sa vie. Mais de l’autre côté, il gouverne sans la mettre en avant.

Portraits

  • Vous pourrez lire les portraits de Dietrich Bonhoeffer et de Malcolm X, basés sur le livre Mystiques en action, publié chez Labor et Fides, les vendredi 26 novembre et 3 décembre sur le site de ProtestInfo. Un article a été consacré à Aung San Suu Kyi le jour de sa libération, le 13 novembre dernier.