Moi et les autres - Liberté et/vs. protection 


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Moi et les autres - Liberté et/vs. protection 


Jean Martin
17 avril 2013
On sait que, dans des sociétés diverses, les vérités sont diverses. «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà», a dit Pascal*. Avant lui, le grand Montaigne, observateur formidable de lui-même et de la société, a dit à propos de confrontation des cultures: "Chacun appelle barbare ce qui n'est pas de son usage".

Lors d’une visite aux Etats-Unis, un ami vient de me faire lire un livre illustrant des positions qui, en termes d’éthique sociale, ébahissent le citoyen «d’extrême-centre» que je crois être. Ouvrage sur l’histoire des relations raciales aux USA, particulièrement de l’esclavage, avec une discussion de la signification de la liberté [1]. Avec entre autres choses une description du durcissement progressif des relations entre Noirs et Blancs au détriment des premiers, alors que dans le contexte peu codifié du XVIe siècle une certaine intégration des deux groupes était possible.

S’agissant de liberté, le Juge Napolitano écrit: «La question de la sécurité nationale [le texte montre que l’auteur applique sa position à diverses formes de sécurité/protection, dont la sécurité sociale] fournit un point de référence pour juger de la mesure dans laquelle la liberté naturelle (fondée sur les « droits naturels ») est supérieure à tout ce qu’un gouvernement peut vouloir faire, aujourd’hui spécialement où on discute beaucoup de l’équilibre à trouver entre la liberté et la sécurité.

Liberté et sécurité

Par mes expériences de membre de la Cour supérieure du New Jersey et d’observateur de la société, je suis totalement convaincu que la relation entre liberté et sécurité n’est pas dans notre pays une question d’équilibre entre ces notions, mais bien de biais en faveur de la liberté. Un gouvernement est par essence la négation de la liberté.

Par sa nature même, le gouvernement retire aux gens des droits naturels. La sécurité est artificielle. Tout ce que fait un gouvernement doit être vu comme suspect. Alors que la [mise en place de toute mesure de] sécurité a besoin d’une justification adéquate, l’exercice personnel des droits naturels ne requiert aucune justification.»

Où nous différons (vivement) c’est que, en réalité, l’exercice de la liberté nécessite une justification: en effet, il ne saurait léser indûment autrui («la liberté de l’un s’arrête là où commence celle de l’autre»). On se demande quelle attention A.P. Napolitano donne au fait que les humains ne sont pas tous capables de défendre leurs intérêts légitimes (sont inégaux).

L’héritage «du philosophe grec, du législateur romain et du prophète juif»

Devant ses affirmations, on ne s’étonne pas que, des Etats-Unis, on puisse traiter de communiste le dispositif social développé au cours des années par la France par exemple (dont je n’ignore pas qu’il fait face aujourd’hui à des défis majeurs). Illustration de l’étendue d’un fossé alors que nos pays ont pour l’essentiel un bagage éthique commun, qu’un auteur a décrit comme l’héritage «du philosophe grec, du législateur romain et du prophète juif».

Considérer que toute contrainte étatique doive être rejetée fait bon marché des acquis de la société (civilisée, dirai-je), qui reconnaît que la loi est nécessaire pour protéger certains. Ainsi Lacordaire: «Entre le fort et le faible, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.» Plus près de nous - et du racisme - Martin Luther King: «Toute loi qui élève la personne humaine est juste, toute loi qui la dégrade est injuste.»

Quelles limites à poser aux risques ambiants?

Un de nos maîtres de santé publique disait que le choix crucial en politique est de décider «qui reçoit quoi» - manière simple de dire la tension constante entre liberté et volonté/responsabilité solidaire. Occasion de rappeler que les sociétés politiquement libérales ne sont guère favorables aux mesures de prévention, jugées liberticides; elles tendent à attendre que les dégâts surviennent pour agir, respectivement sanctionner.

Cela vaut de manière éclatante dans le débat américain sur le contrôle des armes à feu, où certaines positions ultras quant à la liberté individuelle stupéfient.

Cela vaut notamment pour la prévention sanitaire et les limites à poser aux risques ambiants; cela vaut de manière éclatante dans le débat américain sur le contrôle des armes à feu, où certaines positions ultras quant à la liberté individuelle stupéfient. Bien que les libertaires ne soient pas des naïfs, tout se passe comme s’ils croyaient à une bonne nature fondamentale de l’homme qu’une action régulatrice publique ne peut que pourrir. Des adeptes de Rousseau? Je ne suis pas sûr que Jean-Jacques serait enthousiasmé par ces disciples-là.

La science des systèmes a montré que les dispositifs complexes sont les plus stables. Là où les positions doctrinales extrêmes (d’un côté comme de l’autre) se trompent, c’est en négligeant que sont fragiles les systèmes qui s’appuient sur un pilier unique - ou presque: chez Napolitano, la sacralisation d’une intouchable liberté, ailleurs une conviction que les déterminations et la forte main de l’Etat sont la garantie cardinale. Garder aussi à l’esprit que l’histoire montre que, tôt ou tard, la fragilité des systèmes «à un principe» contraint ceux qui sont à leur tête de devenir autoritaires - et liberticides. La question est et reste celle du juste milieu.

*(Gravure: Blaise Pascal)

  • Note: 1/ Napolitano A.P. Dred Scott’s Revenge - A legal history of race and freedom in America. Nashville: Thomas Nelson, 2009.