Mon hommage à un «vieil homme»

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Mon hommage à un «vieil homme»

Serge Molla
17 juillet 2013
*Tout en glissant pour la première fois un bulletin dans l’urne, une femme noire confesse: «Maintenant je peux mourir, je suis quelqu’un». Une autre s’approche et comme elle ne sait ni lire ni écrire, elle indique au préposé le candidat sur lequel porte son choix.
(Photo: Desmond Tutu et Nelson Mandela).

«Je vote pour le vieil homme», dit-elle avec une émotion mêlée de respect. La scène se déroule en avril 1994 dans un bureau de vote improvisé du Transkei, un bantoustan devenu province d’Afrique du Sud.

Elles viennent toutes deux de voter pour «Madiba», soit Nelson Mandela qui a passé presque le tiers de son existence en prison et que plus de vingt-sept années d’incarcération ont fait mûrir comme aucun combat électoral.

Cet homme n’a en effet pas recouvré la liberté quatre ans auparavant avec quelque esprit revanchard, bien décidé qu’il était de faire payer à ses anciens ennemis le prix de l’apartheid.

«Pas en prophète, mais comme votre humble serviteur»

Loin de là. Et si certains en doutaient, c’est qu’ils n’ont pas prêté attention à ses paroles prononcées le lendemain de sa libération, le 11 février 1990: «Amis, camarades, mes chers compatriotes, je m’adresse à vous au nom de la paix, de la démocratie et de la liberté pour tous. Je suis ici non pas en prophète, mais comme votre humble serviteur».

Devenu président, il aurait pu, sans aucun doute, être nommé à vie, s’accrocher au pouvoir comme le vieux Robert Mugabe avec les funestes conséquences que l’on sait. Mais le pouvoir personnel n’a pour lui jamais représenté l’essentiel, à l’inverse du devenir de cette nation multicolore à laquelle il appartenait.

Ce désir qui l’habita sa vie durant s’est traduit dans nombre de gestes que «font les hommes lorsque la parole leur manque». Ainsi, lorsque le responsable de l’étude où il travaillait augmenta son salaire et lui demanda ce qu’il comptait en faire, le jeune avocat précisa qu’il en profiterait pour s’acheter des bougies de façon à pouvoir travailler encore la nuit tombée.

Plus tard, incarcéré depuis peu à Roben Island, il y organisa divers cours avec ces codétenus, dont des leçons d’afrikaner. Car pour comprendre en profondeur celui auquel on s’oppose, avait-il coutume de dire, la langue est un pont; et il l’utilisera à sa sortie lors d’un discours devant le Parti national.

En 1994, il conviait son ancien geôlier aux festivités accompagnant son élection et, l’année suivante, alors que l’équipe sud-africaine des Springboks vient de remporter chez elle le titre de championne du monde de rugby, Nelson Mandela remettait en souriant – et Clint Eastwood s’en est souvenu – la coupe à François Pienaar, capitaine des Springboks, après avoir endossé le maillot de ce dernier.

Mandela avait lu Gandhi, côtoyé Albert Luthuli, suivi les combats de Martin Luther King, tissé amitié avec Desmond Tutu...

Il s’agit là de gestes, parfois prophétiques, qui se couplaient aux moyens jugés nécessaires pour annoncer véritablement la fin recherchée. Ils manifestaient la volonté de construire une nation arc-en-ciel, ce que souligna exemplairement la Commission Vérité et Réconciliation décidée et mise en place avec le soutien inconditionnel de l’archevêque Desmond Tutu.

Cette dernière s’employa à dresser un état des lieux des violations des droits de l’homme perpétrés entre 1960 et 1993, en donnant pour cela la parole aux oppresseurs et aux opprimés, afin d’établir clairement les responsabilités et d’attester la sérieuse reconnaissance des souffrances éprouvées. Et les questions délicates ne manquèrent pas. Pouvait-on décider d’une amnistie à bon marché ? La réconciliation n’était-elle qu’une affaire de bonne volonté?

Pas hélas sûr qu’en Europe et aux Etats-Unis on ait pris la mesure de cet énorme travail de mémoire et de justice, entreprise qui rouvre des espaces de liberté, si l’on se souvient de l’avertissement d’un James Baldwin: «Nous sommes soumis à ce que notre mémoire refuse. Ce que l’on a oublié détermine qui l’on aime, qui l’on est impuissant à aimer… La mémoire est alors l’ultime guide vers une condition d’existence».

Ainsi des victimes. Ainsi, de 1996 à 2001, la commission a-t-elle entendu plus de 21000 victimes témoignèrent et écoutèrent les confessions des accusés, ce qui permit à de nombreuses familles d’apprendre les circonstances et le moment de la mort des leurs; 7300 demandes d’amnistie ont été déposées et 1146 accueillies. Quant à Nelson Mandela, il a révélé sa grandeur d’âme en gérant le refus de Piether Botha de répondre à la convocation de ladite commission, en soulignant que le chemin vers la réconciliation consistait parfois à accepter le refus d’autrui en le laissant songer à ses propres fautes.

L’ex-prisonnier, matricule 46664

Autant dire que l’ex-prisonnier, matricule 46664, a été capable de considérer les êtres et les situations avec nuance, il sut donner poids aux mots et multiplier les actions symboliques où l’autre s’est découvert reçu pour ce qu’il était et non en raison de son titre: il ne se voyait pas plus réduit à ce qu’il avait commis ou subi qu’à la couleur de sa peau.

Lorsque le politique se décrédibilise et que croît la tentation «people», lorsqu’on ne cesse de parler de transparence (comme pour mieux cacher l’opacité et détourner l’attention), lorsque le pouvoir ne se couple plus avec l’autorité, bien des grand-e-s de ce monde n’apparaissent en fait que pour ce qu’ils ou ce qu’elles sont, à savoir des nain-ne-s. Car il ne suffit pas d’être fin stratège, expert en économie ou habile diplomate pour donner corps à la notion de «leadership» plus encore qu’à celle d’ «exercice du pouvoir».

Cela demande encore de toutes autres compétences, qui sont celles du courage et de la ténacité, de l’intégrité morale et du dévouement. Ces valeurs s’apprennent, se travaillent, s’intériorisent avec effort, parfois souffrance. Mandela avait lu Gandhi, côtoyé Albert Luthuli, suivi les combats de Martin Luther King, tissé amitié avec Desmond Tutu...

Dévoué à son peuple, celui qui fut le maître de son destin et le capitaine de son âme s’est montré capable redonner dignité à chacun de ses citoyens, de rouvrir des chemins d’un vivre ensemble: il a permis à l’avenir de son pays de ne pas être un vain mot.

*Nelson Mandela a 95 ans jeudi 18 juillet 2013.

Pour aller plus loin:

- Nelson Madela, Un long chemin vers la liberté, Livre de Poche 14063, 1995
- Nelson Madela, Conversations avec moi-même, Ed. de La Martinière, 2010
- Mandela. Le portrait autorisé, Acropole, 2006
- Sophie Pons, Apartheid. L’aveu et le pardon, Paris, Bayard, 2000.
- Desmond Tutu (dir.), Amnistier l’apartheid. Travaux de la Commission Vérité et Réconciliation, coll. L’ordre philosophique, Paris, Seuil, 2004.
- Antije Krog, La douleur des mots, Actes Sud, 2004.

DVD
- Mandela. Son of Africa, Father of a Nation, Palm World Voices
- Joël Calmettes, Nelson Madela. Au nom de la liberté, Chiloe Prod.