Un discours de rêve ou le discours d’un King

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Un discours de rêve ou le discours d’un King

Serge Molla
28 août 2013
Il est des discours que l’on a tant entendus et réentendus, que l’on a soi-même l’impression d’avoir été présent lorsqu’ils furent prononcés. Ainsi en va-t-il de celui que délivre Martin Luther King le 28 août 1963, lors de la «Marche sur Washington en faveur de l’emploi et de la liberté». «Je fais un rêve… » Et du coup, les 250 à 300'000 personnes rassemblées ce jour-là s’approprient immédiatement ce rêve, le font leur, comme tant d’autres jusqu’aujourd’hui, ce qui conduit à commémorer étonnamment non pas un homme, mais un discours.


Mais comment se sont construites ces paroles devenues si fortes, capables de traverser le temps et les espaces? En fait, c’est vers 3 h.30 de ce matin du 28 août que le pasteur King abandonne ses notes pour prendre quelques heures de repos. Jusque-là, pour élaborer son discours, il a puisé dans le texte des nombreuses interventions et prédications qu’il donne depuis qu’il est devenu l’un des leaders du Mouvement des Noirs américains en faveur des droits civiques.

Ainsi reprend-il quelques expressions d’une conférence de 1957 dans laquelle il évoquait un «nouveau monde». Il y citait notamment le fameux hymne My Country ‘Tis of Thee (mon Pays, c’est Toi) et terminait précisément par les mots qu’il martèle ce 28 août: «… faites sonner la cloche de la liberté sur tous les sommets… Oui, faites-la sonner sur les neiges des Rocheuses du Colorado… Faites-la sonner sur la Stone Mountain de Géorgie. Faites-la sonner sur la Lookout Mountain du Tennessee. Faites-la sonner sur chaque colline et butte d’Alabama. Faites-la sonner au flanc de chaque montagne, faites-la sonner.»

Il puise dans un sermon de 1960 intitulé «Espoirs irréalisés» où il réfléchissait à l’existence de l’apôtre Paul, «à ses espoirs irréalisés et ses rêves brisés». Il reprend également la métaphore du Rêve américain dont il fait usage dès septembre 1960, lorsqu’il se réfère au préambule de la Constitution des Etats-Unis.

Il parle alors de l’Amérique comme d’un «rêve inaccompli» et poursuit sur cette lancée en 1961 et 1962, tout en incitant à ne pas «boire le vin de la haine», mais à faire usage de la résistance non-violente. De manière plus précise encore, deux mois avant la Marche sur Washington, King exprime même, devant un public de 150'000 personnes à Detroit, la nécessité, voir l’urgence de «faire du rêve américain une réalité».

Tout en n’oubliant pas les références à Abraham Lincoln et à l’Acte d’émancipation marquant l’abolition de l’esclavage, il laisse cette nuit-là, une fois encore, remonter en lui les injonctions vigoureuses d’Amos et d’Esaïe. Dès son engagement à Montgomery, il a retenu les paroles prophètes de l’Ancien Testament: «Que tout vallon soit relevé, que toute montagne et toute colline soient rabaissées, que l’éperon devienne une plaine et les mamelons, une trouée ! » (Es 40,4s) «Que le droit jaillisse comme les eaux et la justice comme un torrent intarissable ! » (Am 5,24)

D’aucuns l’ont cru naïf et enthousiaste à répéter souvent de telles paroles, sans percevoir et comprendre que King effectuait de telles citations moins pour prendre la parole que pour manifester qu’il était pris par une Parole devant laquelle il ne pouvait se dérober. Avec toutes ces notes, le discours a pris forme, Clarence Jones le relit et fait quelques suggestions à King. Maintenant le voilà prêt, la nuit sera courte.

Le moment clé

Quelques heures plus tard, devant l’immense foule rassemblée au Mall, derrière la Maison-Blanche, après quelques discours qui n’ont pas marqué les mémoires, vient le tour de King de délivrer son discours. Mahalia Jackson a entonné I’ve Been ‘Buked and I’ve Been Scorned (j’ai été frustré et méprisé) et Philip Randolph l’introduit comme «le leader moral de la nation». Il commence par ce qu’il a rédigé pendant la nuit, c’est le début dont personne ne se souvient, mais il quitte bien vite le texte qui a été communiqué à la presse: le voilà maintenant porté par le courant du fleuve humain qu’il a sous ses yeux.

L’espace de quelques minutes, ce n’est plus seulement un tribun religieux, engagé politiquement et socialement, qui s’exprime avec éloquence. Une dimension supplémentaire s’est glissée dans le style et les mots, un souffle s’est insinué dans les retenues et les accentuations, une vague intérieure domine le rythme et les gestes. Chacun se sent rejoint mais non pas récupéré, ému et peut-être plus encore mis en mouvement.