Suzette, Bernadette, Âmes vaillantes: quand la B.D. catholique façonnait les consciences

Sophie Pujol / © Marion Zmilacher
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Sophie Pujol
© Marion Zmilacher

Suzette, Bernadette, Âmes vaillantes: quand la B.D. catholique façonnait les consciences

INTERVIEW
Jusqu’au 14 mai, le Festival de bande dessinées lausannois BDFIL donne à voir au sein de l’exposition « C’est quoi ton genre de B.D. ? »  des revues chrétiennes pour enfants issues du Centre B.D. de la ville de Lausanne, qui possède le deuxième plus grand fonds patrimonial d’Europe. Sophie Pujol, commissaire de l’exposition revient sur cette collection très complète et rarement exposée.

Dans quel contexte voit-on émerger une B.D. catholique?

Sophie Pujol: Notre exposition donne à voir, entre autres, des titres dont la ligne éditoriale est clairement dédiée à l’éducation religieuse: La Semaine de Suzette, Bernadette, Bayard, Âmes vaillantes, Cœurs vaillants.

Ces périodiques illustrés destinés à la jeunesse ont existé dès 1900 et jusqu’aux années 1960. À l’époque, on trouve une profusion de titres, diffusés massivement. La presse devient alors le premier média de masse destiné à l’enfance. À l’époque la B.D. est publiée en une deux planches chaque semaine, c’est en plusieurs mois qu’on a l’équivalent d’un album aujourd’hui.

Le fonds du Centre B.D. a la particularité d’avoir des séries relativement complètes de périodiques pour fillettes, ce qui est rare. Ils ont en effet été moins conservés, car le profil type du collectionneur est plutôt un homme, dans notre société encore très marquée par le genre dans les comportements.

Dans quelle mesure le public suisse romand est-il exposé à ces revues?

Des journaux pour la jeunesse existent également à l’étranger notamment en Belgique avec Le Petit Vingtième (1929), Le Journal de Tintin (1946) ou Le Journal de Spirou (1938). Nous n’avons choisi que des éditions françaises pour l’exposition, dont certaines ont été massivement diffusées. Des enfants romands ont grandi avec ces périodiques dont certains sont diffusés ici en Suisse romande et disposaient de véritables communautés de lecteurs, un enjeu identitaire et de «marketing».

Comment expliquer que des publications différentes pour les garçons et les filles aient existé si longtemps?

Ces périodiques reflètent la société de leur époque: patriarcale, genrée. Filles et garçons ne vont pas à l’école ensemble! Les contenus sont différents, car on cherche à éduquer les filles et les garçons de manière différente. Comportement, caractère, avenir professionnel: tous ces aspects sont envisagés autrement. À partir des années 1940, on trouve des rubriques qui préparent les filles à leur avenir professionnel, mais ici aussi il est genré: couturière, nourrices, infirmières… Le but des éditeurs n’est pas de divertir, mais d’éduquer.

Tout comme il existe des éditeurs catholiques, d’autres sont affiliés ouvertement à des mouvements politiques à la ligne éditoriale très claire, par exemple le communisme. Et même sans lien direct avec un mouvement, toutes sont très stéréotypées, véhiculent des injonctions fortes. Le genre est un marqueur clair d’éducation, de structuration, il cristallise particulièrement ces normes.

C’est quoi ton genre de B.D.?

Exposition permanente, sous-sol de la Rasude (ancien centre de tri postal, à côté de la gare de Lausanne).

  • Visite guidée de l’exposition dimanche 7 mai 11h30, dimanche 14 mai 11h30.
  • Table ronde: Enfance, médias et propagande, Plateforme 10, Espace mini, samedi 13 mai 11h.

En cela, les revues catholiques montrées dans l’exposition ne se distinguent pas des publications «laïques»…

Oui, on voit avec les titres Lisette, Bernadette, Suzette, Fillette que s’il y a diversité de médias, les contenus et les maquettes sont, en fin de compte, assez uniformes. Toutes ces revues partagent une ligne conservatrice, qui limite la création au niveau scénaristique. On ne crée pas d’histoires ambitieuses, car l’objectif est avant tout de normer les comportements.

Et les injonctions qui pèsent sur les fillettes sont les mêmes dans revues catholiques et les autres, car l’ensemble de la société est alors basée sur des valeurs chrétiennes.

Ce qui change ce sont les rubriques liturgiques: côté catholique, la crainte du divin est inculquée aux enfants pour corriger leur comportement.

Ce qui est intéressant c’est d’observer le type d’injonctions alors faites aux filles: veiller à son apparence, être jolie, coquette, soignée, mince… Pour ce qui est de la vocation: avoir une bonne éducation, être une bonne mère et responsable de foyer. Enfin, beaucoup de rubriques de ces revues insistent sur quelque chose qui paraît difficile à faire: modifier le caractère des enfants! Ils sont incités à être sages, calmes patients, ne pas avoir trop de curiosité, ne pas se mettre en colère…

Entre-temps, tout cela a été déconstruit. L’exposition permet aussi de voir que dans les années 1970 ces publications n’ont plus trouvé leur public et ont disparu. En ce sens, tout est possible et évolue. Mais on peut aussi se dire que sur certains aspects, notamment les injonctions pesant sur les femmes, peu de choses ont évolué.

Et les injonctions qui pèsent sur les fillettes sont les mêmes dans revues catholiques et les autres, car l’ensemble de la société est alors basée sur valeurs chrétiennes.

On distingue cependant des histoires avec des personnages de la Bible, ou de la tradition chrétienne…

Oui, et à ce niveau dans la B.D. catholique d’après-guerre, on constate l’influence forte des États-Unis. Alors qu’en France le style est plutôt naïf, issu de la caricature, aux États-Unis se développe un trait très réaliste, exploité pour la mise en scène de récits bibliques ou liturgiques. On y retrouve le modèle des comics, où l’aventure, l’action est accentuée, au détriment des éléments descriptifs.

Cette éducation populaire par l’image est-elle uniquement catholique, a-t-on aussi des exemples protestants?

Dans les titres retenus pour l’exposition, nous n’avons rien trouvé de spécifiquement réformé. C’est peut-être aussi une question d’investissement financier : ces revues ont été produites à grand tirage. Côté protestant, il n’est pas impossible qu’il y ait eu des publications plus petites en termes de tirages, avec moins d’investissement dans l’illustration…  À noter que l’ensemble du fonds n’a pas encore été inventorié. Beaucoup de revues spécifiquement destinées aux colonies restent à explorer… et à exposer!

Ces revues ne sont pas toujours divertissantes et agréables à l’œil…

C’est ce qui nous a surpris aussi en dépouillant le fonds! On pensait voir beaucoup plus d’images, ce qui est le cas dans les livres d’enfants aujourd’hui. Ce qui prime dans les revues destinées aux jeunes au cours du XXe siècle c’est la part importante du texte, qui de plus est écrit petit ! L’image, la B.D. étaient vues comme une sous-littérature, qui risquaient de faire concurrence à la lecture, d’appauvrir le langage…

Existe-t-il tout de même une dimension positive à ces titres, qu’ont-ils apporté à la jeunesse d’alors?

La plupart des gens qui témoignent avoir lu ces revues en gardent de bons souvenirs! Les injonctions normées ne sont pas venues de ces magazines, elles y ont juste été reprises, elles étaient partout. Ce n’est pas Tintin au Congo qui a créé le colonialisme, l’ouvrage n’est que le reflet de l’époque. Ces revues ont appris à des jeunes à lire, à décoder des images, à prendre goût à la B.D… Ce que ne souhaitaient peut-être pas les éditeurs à la base! Les lecteurs enfants sont peut-être devenus les lecteurs adultes, notamment dans les années 1970, quand la B.D. s’est libérée de toutes ses contraintes et a connu une explosion de styles, formats, contenus. À la même époque, la mixité est instaurée dans les écoles. Ces titres, véritables produits industriels de masse, qui participent d’une certaine uniformisation ne reflètent plus la société, et vont disparaître très rapidement.

Un siècle de stéréotypes

Du début du XXe siècle à nos jours, cette exposition revient sur un siècle de stéréotypes éditoriaux, et de labellisations éditoriales. Des couvertures des revues aux rubriques professionnelles, des aventures des héroïnes aux courriers de lectrices se construit sur des décennies et dans des titres différents, l’image d’une fille coquette, soignée, obéissante.

En contrepoint, les années 1970 et leurs publications sans limites, parfois gênantes (une couverture sur l’inceste pose particulièrement question), montrent l’explosion de créativité qui a suivi ces décennies d’uniformisation. En creux, l’exposition interroge les réseaux sociaux et la standardisation actuelle des contenus consommés massivement par les ados.