Porteuses de valeurs collectives, les religions sont tentées par le repli

Une pancarte au centre-ville de Londres en 2021 appelant au « retour de Dieu qui a fait de nous une grande nation ». / ©iStock/krblokhin
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Une pancarte au centre-ville de Londres en 2021 appelant au « retour de Dieu qui a fait de nous une grande nation ».
©iStock/krblokhin

Porteuses de valeurs collectives, les religions sont tentées par le repli

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A la fois creusets démocratiques et arguments des replis identitaires, les Eglises jouent un rôle ambivalent avec la démocratie.

«L’esprit des démocraties occidentales a été indiscutablement influencé par les religions», analyse l’historien vaudois Olivier Meuwly. «L’aboutissement logique de la pensée chrétienne, c’est que l’homme est libre d’aller vers Dieu», complète-t-il. Responsabilité de ses choix et critiques seraient ainsi en germe dans la théologie chrétienne. «En ce sens, la sécularisation est à la fois le triomphe de la religion chrétienne tout en représentant un véritable problème pour les Eglises», synthétise le chercheur. «Le modèle démocratique est présent dans les Eglises depuis belle lurette, mais il serait faux de dire que les Eglises ont inventé la démocratie», note toutefois le sociologue Philippe Gonzalez (UNIL). Les institutions ont, en effet, tendance à se replier assez naturellement sur des modèles hiérarchiques. «Les monastères de l’Antiquité au Moyen Age ont ainsi été régulièrement le lieu d’expérimentations et de réflexions sur la gestion du pouvoir, avant de rétablir une gestion verticale», énumère le sociologue. «Plus près de nous, le mouvement pentecôtiste protestant a vu le jour principalement grâce à des Afro-Américains et à des femmes en plein contexte de ségrégation et dans une société dominée par des hommes. Mais à partir du moment où ce mouvement s’est institutionnalisé, on est revenu à un modèle hiérarchique, blanc et masculin.»

Une bonne part du mouvement pour les droits de tous et pour la reconnaissance de l’égalité entre tous les citoyens se fait ainsi en réaction à ce que Philippe Gonzalez qualifie de «christianisme hégémonique». Au début du XXe siècle, les protestants luttaient pour la laïcité en France alors qu’à Genève c’étaient les minorités catholique et libristes qui se sont jointes à ce combat. «C’est vrai que le protestantisme a des accointances avec le libéralisme politique et théologique, mais rien n’empêche qu’il bascule vers l’autoritarisme lorsqu’il atteint une forte prédominance», constate le sociologue.

Qui dit ‹absolu› exclut ce qui n’est pas intégré dans le système

Critique essentielle

«La démocratie contient en elle-même sa propre critique. Il est démocratique de critiquer la démocratie», pointe Olivier Meuwly, qui constate lui aussi que toute Eglise risque un basculement: «Toute idéologie qui se ferme sur elle-même rejette la critique», note l’historien. «Le religieux qui se referme sur lui-même peut se retrouver avec un modèle de société qui vire à l’absolu. Le penseur du XVIIIe siècle Benjamin Constant a écrit que, ‹dès que l’on crée un absolu, les problèmes commencent›. Qui dit ‹absolu› exclut ce qui n’est pas intégré dans le système. Le seul moyen de contrer cela, c’est de réactiver l’esprit des Lumières», estime l’historien. Il souligne: «Mais les religions ne sont pas les seuls mouvements de pensée enclins à virer vers des absolus. L’écologie, par exemple, peut devenir une idéologie.»

«La vision nationaliste du monde qui pense une société idéale autour d’une Eglise commune prend justement les contours de cet absolu», dénonce Olivier Meuwly. «C’est aussi pour cela que je me méfie des mouvements qui visent absolument à établir une généalogie entre christianisme et démocratie», rebondit Philippe Gonzalez. «D’abord il serait faux d’imaginer que nos sociétés libérales sont le pur produit d’une certaine forme de protestantisme. Les choses ne se sont, d’une part, pas faites en un jour et les libres penseurs y ont joué un grand rôle. Mais, d’autre part, derrière cette volonté de revendiquer le caractère chrétien de certaines valeurs ou institutions démocratiques, il y a souvent une volonté de se les approprier pour y induire une morale excluante», affirme le chercheur. Derrière l’idée que la démocratie serait chrétienne pointe l’idée que d’autres traditions ne pourraient tout simplement pas s’adapter aux valeurs démocratiques, dénonce-t-il. «La démocratie, ce n’est pas seulement des droits et des devoirs, c’est aussi un certain état d’esprit. Une culture qui permet à nos institutions de fonctionner.» Un état d’esprit qui devrait justement refuser tout ce qui remet en doute l’égalité des droits.

Solidarité et partage

Ainsi, les religions, comme peut-être les clubs sportifs, transmettent des valeurs telles que solidarité et partage qui favorisent la vie en société. Rien d’étonnant dès lors que certains cantons choisissent de reconnaître certaines communautés religieuses. «Les autorités reconnaissent l’importance de l’économie, elles collaborent avec les acteurs économiques, mais ne se substituent pas aux acteurs économiques», compare Philippe Gonzalez. «De même, reconnaître l’importance des communautés religieuses et donner un cadre de fonctionnement à la sphère religieuse revient à prendre acte que celles-ci sont porteuses de valeurs collectives, susceptibles de contribuer à la société dans son ensemble.»

Le sociologue constate d’ailleurs qu’en Suisse le rapport au religieux reste très libéral. Il prend pour exemple la réponse donnée en 2002 par le Conseil fédéral à l’interpellation de l’UDF bernois Christian Waber dans laquelle il demandait si le préambule de la Constitution fédérale «Au nom de Dieu Tout-Puissant» était aussi valable pour les musulmans. Les sept sages avaient alors répondu que cette mention «a pour but de rappeler qu’il existe une puissance supérieure, au-dessus de l’Etat et de l’être humain. Mais cette puissance ne doit pas nécessairement être comprise dans une perspective chrétienne». «Un modèle de libéralisme», sourit Philippe Gonzalez, qui insiste: «Il faut abandonner le caractère propriétaire que le christianisme peut être tenté d’avoir sur la démocratie.»

«Le christianisme a depuis longtemps désinvesti le pouvoir temporel», note toutefois Olivier Meuwly. «La distinction est faite entre pouvoir terrestre et pouvoir religieux et il n’est pas écrit que l’un domine l’autre. Ils sont d’ordres différents. Or le rapport entre Etat et religion n’est pas identique dans toutes les cultures. Certains régimes islamiques, par exemple, ne reconnaissent pas de distinction entre société et religion», rappelle Olivier Meuwly.

Absence de certitudes

Que ce soit au nom de la défense d’une identité ou pour défendre des valeurs identitaires, nombre de mouvements politiques envisagent justement de réinvestir les valeurs religieuses. «En Suisse avec un succès moindre puisque les responsables religieux sont rarement sur le même diapason que ces mouvements politiques, notamment sur les questions d’accueil des migrants», note toutefois Philippe Gonzalez. Néanmoins, l’existence de ces mouvements ne le surprend pas. «Nous sommes dans des sociétés complexes et nous avons renoncé aux certitudes dans bien des domaines. Nous n’avons pas de figures qui personnifient de façon indiscutable et définitive le savoir, le pouvoir ou la loi. Dans le domaine du savoir, par exemple, faire de la bonne science implique que les affirmations tenues comme vraies peuvent en tout temps être remises en question. Nous ne détenons pas la vérité, nous cheminons vers elle. Le pouvoir n’est pas pérenne. Lorsque l’on donne le pouvoir à un représentant lors d’élections, c’est pour un temps donné et cette ou ces personnes doivent y renoncer par la suite», liste le sociologue. «Bref, nous vivons dans une société qui propose de nombreuses procédures, mais peu de certitudes. Ainsi, des groupes qui se trouvaient naturellement détenteurs d’un certain pouvoir s’en voient dépossédés par notre société multiculturelle», analyse le chercheur, qui pointe en particulier une certaine classe moyenne qui était auparavant en situation hégémonique, et qui voit dans la religion un moyen de rétablir des certitudes et de revendiquer sa place prééminente dans la société.