«La modernité occidentale s’est construite contre le religieux. C’est resté dans son ADN»

©DR / Mallory Schneuwly Purdie, sociologue des religions au Centre suisse islam et société (Université de Fribourg)
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Mallory Schneuwly Purdie, sociologue des religions au Centre suisse islam et société (Université de Fribourg)

«La modernité occidentale s’est construite contre le religieux. C’est resté dans son ADN»

Questions religieuses
Stéréotypées par manque de connaissance, les questions religieuses deviennent des enjeux politiques. Cela contribuerait à expliquer pourquoi il est si difficile de les aborder dans certains cercles. Interview.

Les guides de savoir-vivre encouragent à éviter de parler de religion en société. Est-ce vraiment un sujet qui est devenu tabou dans notre culture?

Mallory Schneuwly Purdie

Sociologue des religions au Centre suisse islam et société (Université de Fribourg)

Il y a des cercles où il est encore possible de parler de religion. Une réponse définitive dépendra donc toujours de quand, où et comment on entend aborder le thème. Mais il est vrai que ce n’est pas un sujet qui va toujours de soi. Pour commencer, il faut se souvenir que la modernité occidentale s’est construite contre le religieux. Et cette opposition à la religion est un peu restée dans son ADN.

En «Occident», on a construit les droits de l’homme en s’émancipant de l’Eglise et du religieux. Et ce n’est pas anodin, cela participe à la perception que l’on aura du religieux comme d’un risque pour les libertés individuelles avec pour impact que la religion est largement perçue comme quelque chose de rétrograde.

Notez que ce n’est probablement pas tout faux, les différents combats qui ont eu lieu contre l’institution «Eglise» n’ont pas été menés pour rien! La Révolution française et la Réforme participent à ce mouvement d’émancipation. Les libertés acquises en Occident l’ont été au prix de révoltes non seulement contre l’Etat, mais aussi contre les Eglises.

Comment expliquer que la réticence vis-à-vis du religieux progresse encore?

C’est vrai, il y a des cercles où il devient délicat, voire quasiment impossible, d’évoquer la religion. Le premier problème, c’est que le religieux devient très rapidement politique, avec des enjeux pratiques, alors que de moins en moins de personnes connaissent vraiment l’histoire religieuse européenne et la diversité du fait religieux. Il y a de moins en moins de personnes capables de déconstruire, d’avoir une perspective historique, de remettre les phénomènes religieux à leur juste échelle. Cela fait place à beaucoup de croyances autour du religieux.

Un exemple de telles croyances est l’idée selon laquelle si l’on se libère de la religion, on va vers la modernité. Si l’on se libère de la religion, on va vers plus d’égalité. Si l’on se libère de la religion, on va vers plus de démocratie. C’est notre mindset (notre système de pensée, NDLR) en Occident, en Europe en tout cas, mais il n’est pas correct pour le reste du monde. Grace Davie, une sociologue que j’aime beaucoup, affirme qu’en matière de religion l’Europe est un cas particulier. Alors que tout l’Occident connaît la sécularisation, l’Europe reste un sonderfall. L’Amérique est par exemple beaucoup plus religieuse que l’Europe, sans parler de la majorité des autres pays du monde.

De moins en moins de personnes connaissent vraiment l’histoire religieuse européenne et la diversité du fait religieux.

Ce système exclut donc la religion de l’espace public…

Or on assiste à une accélération de l’Histoire et à un rétrécissement du monde, pour reprendre la formule de l’anthropologue Marc Augé. Depuis le XIXe siècle, et cela s’est accéléré au XXe, on peut se rendre à l’autre bout de la planète en vingt-quatre heures. On peut suivre en direct un événement qui se passe n’importe où sur la planète. Cela a favorisé la consommation, mais cela a aussi permis de découvrir d’autres façons de vivre, de se rendre compte de la fragilité de notre monde et de la relativité de nos croyances.

Par ailleurs, nos cultures ne sont plus monolithiques – pour autant qu’elles ne l’aient jamais été. La culture européenne qui a rejeté le religieux est confrontée à des personnes qui revendiquent la religion comme une part de leur identité. Notre prisme de lecture qui fonctionne dans l’interprétation de l’histoire européenne ne peut pas être collé ainsi aux convictions des autres cultures.

Comment faire cohabiter ces différents univers de pensée?

Les sociétés ont tendance à hiérarchiser les croyances. On regarde ce qui nous convient et ce qui nous dérange et on les classe selon ces critères. Mais en même temps, le risque est que les questions religieuses soient plus politisées que jamais. Elles renvoient aux questions d’immigration, d’égalité des genres, d’identité nationale. On applique des visions stéréotypées, voire caricaturées des religions à des questions liées à la gestion de la vie collective.

Il arrive aussi que des gens qui trouvent une croyance ou une combinaison de croyances qui fait sens pour eux aient tendance à devenir exclusifs.

Des religions caricaturées par manque de connaissance?

Il y a aussi le fait que l’on vit dans une société en crise de sens, en manque de repères. Les questions existentielles n’ont pas disparu pour autant et notre société manque de stabilité. Prenons pour exemple la famille: jusqu’à récemment, c’était un papa, une maman et un certain nombre d’enfants qui vivaient sous le même toit. Aujourd’hui, ce sont aussi des familles monoparentales, deux mamans ou deux papas; souvent, c’est un papa et une maman qui ne vivent pas sous le même toit, etc. Dans le même temps, on remet beaucoup en question les institutions, à commencer par l’école. On ne lui fait plus la même confiance. Beaucoup de ces valeurs pérennes ont disparu, ce qui provoque son lot d’inquiétudes et la question du sens revient en force. Il arrive aussi que des gens qui trouvent une croyance ou une combinaison de croyances qui fait sens pour eux aient tendance à devenir exclusifs, ce qui peut augmenter les frictions dans les rapports sociaux.

On s’attend alors à ce que les autres soient tout autant exclusifs?

Plus vous parlez d’une religion avec laquelle vous avez une grande distance culturelle, plus vous aurez tendance à avoir des stéréotypes. Dans le débat sur l’islam, on mettra en avant les questions liées à la place des femmes, en particulier. Pourtant, si l’on pense au christianisme, on trouve aussi des mouvements anti-avortement qui ont une vision rétrograde des droits des femmes. On est dans ce cas capables de prendre conscience qu’au sein du christianisme, il peut y avoir une variété de convictions. Certains mouvements luttent contre le droit à l’avortement parce qu’ils sont chrétiens, et nous savons que cela ne veut pas dire que tous les chrétiens sont opposés à l’avortement. Nous devrions avoir le même raisonnement pour les personnes qui appartiennent à d’autres religions.

Ce qui nous ramène au problème du manque de culture religieuse.

Je regrette que les gens connaissent si peu ces fameuses «racines chrétiennes» de l’Europe. Parfois, quand j’entends certains politiciens revendiquer les racines judéo-chrétiennes de la Suisse, j’ai l’impression qu’ils confondent eux-mêmes certains principes du protestantisme et du catholicisme. Il se peut que je prêche un peu pour ma paroisse et je sais que l’on ne peut pas augmenter indéfiniment les programmes, mais je trouve dommage que dans la réforme de la maturité fédérale, on réduise l’histoire des religions et la philosophie. Aujourd’hui, on fait face à une constellation de théories du complot et il est plus important que jamais de travailler au développement de l’esprit critique. Les questions existentielles – qu’elles soient de type religieux ou philosophique – permettent de développer cet esprit critique qui manque dans beaucoup de débats aujourd’hui. On est dans l’ère du «si je crie plus fort, on m’écoutera mieux».

C’est aussi un lieu où l’on interroge ses propres croyances?

Justement, si l’on craint le fondamentalisme ou l’intégrisme: il est nécessaire d’offrir des espaces aux enfants et aux jeunes pour qu’ils se rendent compte que la façon de vivre le religieux dans leur univers familial n’est pas la seule façon d’appréhender ce référentiel religieux. Cela devrait aussi faire partie des tâches de l’école. On ne peut pas se contenter d’une dynamique de prévention en recherchant des signes de radicalisation et faire l’impasse sur un enseignement critique et non confessionnel du religieux.

Dans une interview accordée à Protestinfo, vous mettiez aussi en avant le rôle de la culture.

Oui, l’on sous-estime souvent l’importance des mindsets qui nous façonnent. A Fribourg, où je vis, je suis toujours étonnée de voir à quel point la Fête-Dieu est suivie. Il y a plus de monde qui y participe que de personnes qui vont à la messe. C’est perçu comme quelque chose de culturel. Or, l’art de l’architecture à la peinture en passant par la littérature, a été marqué par la religion. Mais en même temps, la culture a toujours influencé la religion. On n’est pas catholique en Suisse comme on est catholique au Rwanda et l’on ne peut pas comparer des musulmans du Sénégal et d’Indonésie. C’est parce qu’art, culture et religion ont toujours été en dialogue et l’on perd cette richesse aujourd’hui quand on essaie d’effacer tout l’héritage religieux du patrimoine culturel.