USA: « Nous vivons dans une démocratie de privilèges, et ce sont les Blancs qui en bénéficient »

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USA: « Nous vivons dans une démocratie de privilèges, et ce sont les Blancs qui en bénéficient »

6 juillet 2010
Yvonne Delk, docteur en théologie, pasteure de la United Church of Christ et fondatrice du Chicago Center for African American Studies brosse sans complaisance le portrait d’une Amérique empêtrée dans un système qu'elle qualifie de "ségrégationniste". Yvonne Delk était la prédicatrice du culte d’unification de la Communion mondiale des Eglises réformées à Grand Rapids. Rencontre.


Propos recueillis par Aline Bachofner


AB: A 70 ans vous êtes docteure en théologie, première femme noire a avoir été ordonnée dans la United Church of Christ en 1974. Comment y êtes-vous parvenue?

YD: Lorsque je suis entrée au séminaire de la United Church of Christ, il n’y avait ni femmes, ni afro-américains parmi les professeurs. Il faut dire que je n’avais pas choisi un séminaire spécifiquement afro-américain, donc je n’aurais pas dû être étonnée. J’ai obtenu mon diplôme en 1963, juste quand Martin Luther King délivrait son message « I have a dream ».

Depuis, j’ai travaillé à l’enseignement de la théologie dans une perspective afro-américaine. Mais ce n’est qu’en 2003, alors que j’étais retraitée depuis 1998, qu’on m’a demandé de créer le Chicago Center for African American Studies. Le processus est donc toujours en marche.


AB: Pourquoi une théologie spécifiquement afro-américaine ?


YD: Parce que l’histoire des Eglises est marquée par le racisme et par la lutte contre ce dernier. Nous avons été emmenés ici enchaînés et le monde nous a tenu enchaînés jusqu’à nos jours. Etudier la théologie dans une perspective afro-américaine, c’est se donner la possibilité de briser ces chaînes. Le racisme est bien réel, toujours vivant et pas près de disparaître, comme lorsque j’étais étudiante au début des années 60. 

AB: Vous voulez dire qu’il n’y a pas eu de progrès depuis ?


YD: Ça dépend de ce qu’on entend par progrès. Si vous voulez parler des écriteaux qui disaient « réservé aux Blancs », effectivement, ils ont disparu. J’ai grandi dans les années 40, je me souviens très bien des théâtres dans lesquels je ne pouvais pas aller, des sièges de bus où je ne pouvais pas m’asseoir. Le racisme inscrit dans la loi a disparu, mais pas le racisme lui-même.

AB: Comment le racisme se manifeste-t-il aujourd’hui ?


YD:
On le trouve dans les attitudes, les comportements. Regardez le système bancaire : les intérêts de certains prêts ont été multipliés par trois avec la crise, ce phénomène a touché trois fois plus les Noirs que les Blancs. Demandez-vous si c’est du racisme. Bien sûr, certains vous diront que c’est mieux que dans les années 60 où personne ne leur prêtait un penny.
Prenez le système de santé : 41 millions de personnes n’ont aucune couverture médicale aux USA. Parmi eux, une majorité de Noirs. Est-ce du racisme? Oui.

 

En faisant passer la loi sur le système de santé, Obama, et Ted Kennedy ont fait un pas dans cette direction, mais c’est un pas, pas une révolution. Enfin, demandez-vous pourquoi il y a plus de Noirs en prisons que de Blancs. Peut-être que c’est dû à un défaut de caractère ou à un gène criminel. Peut-être aussi que nous vivons dans un système qui génère de la violence parce que ces gens sont nés dans la pauvreté et l’injustice. Aux Etats-Unis, nous préférons bâtir des prisons que des écoles. Ce système maintient une partie de la population dans la pauvreté et les autres dans les privilèges. Dans ce sens, il n’y a pas de progrès.

AB: Est-ce que la présidence d’Obama peut changer ce système ?


YD: Tout d’abord, laissez-moi vous dire que j’étais l’une de celles qui pensait qu’elle ne verrait jamais l’élection d’un président noir de son vivant. L’élection de Barack Obama est un moment que je n’oublierais jamais, un moment d’intense fierté. Et ce qui me réjouit le plus, ce sont ces mots de mon neveu : « S’il peut être président, moi aussi! ». Et nous lui avons répondu : « Yes, you can ».

C’est un symbole merveilleux, mais une élection ne peut pas balayer radicalement un système de discrimination bien ancré. Ce n’est pas parce que des Noirs occupent des postes importants qu’il n’y a plus de racisme. Ces personnes font ce qu’elles peuvent, mais elles fonctionnent dans un système qu’elles ne peuvent pas casser. Ce qu’il faut faire, c’est faire évoluer ce système pour qu’il qui bénéficie à tous.

En faisant passer la loi sur le système de santé, Obama, et Ted Kennedy ont fait un pas dans cette direction, mais c’est un pas, pas une révolution.

AB: Cette politique des petits pas peut-elle donner des résultats?


YD: Je ne sais pas si c’est une politique des petits pas. Mais le problème, c’est que chaque pas de plus dans cette direction engendre des réactions très hostiles. Obama est arrivé à la tête d’un pays en crise majeure, il doit prendre des mesures sévères qui, chez les gens de droite, sont vites qualifiées de « socialistes ».

Ce terreau est favorable aux extrémistes qui se mobilisent pour contrer un président qui ne les représente pas, qui ne leur ressemble pas. Et là, on tombe vite dans le racisme. Les mouvements Tea Parties clament «rendez-nous notre pays». Ce qui se traduit par « rendez-nous nos privilèges ». Nous vivons dans une démocratie de privilèges, et ce sont les Blancs qui en bénéficient.

AB: Quel rôle les Eglises jouent-elles pour lutter contre le racisme ?


YD: Elles ont un rôle majeur à jouer. Que sommes-nous, chrétiens, si ce n’est les disciples du Christ qui est venu briser les barrières et créer de nouvelles communautés. On ne crée pas des communautés en expulsant ceux qui ne nous conviennent pas, on les crée en considérant l’autre comme un cadeau plutôt que comme un objet de crainte.

AB: Pourtant, le dimanche matin 11h (heure du culte) est toujours l’heure la plus "ségréguée" aux Etats-Unis.

YD: C’est vrai, mais c’est en train de changer. Il ne faut pas oublier l’histoire de ce pays et l’importance des Eglises noires dans l’affirmation de la communauté afro-américaine. Lorsque j’étais petite, l’Eglise était le lieu où j’entendais: « ces panneaux qui signalent ‘interdit aux Noirs’ ne te définissent pas, tu n’es pas une indésirable. »

Les Eglises noires ont été une affirmation de notre identité, elles ont été notre principal moyen d’expression, notre moyen de nous considérer comme sujets et non objets. Dans les Eglises blanches du Sud au contraire, la théologie justifiait le système, les Blancs étaient naturellement supérieurs puisque créés à l’image de Dieu , blanc bien sûr.


Mais aujourd’hui, bien que les Eglises restent majoritairement « noires » ou « blanches », des initiatives concrètes permettent de penser que la mixité est en chemin. En Virginie, par exemple, des Eglises noires et blanches se mobilisent pour l’accès à des logements bon marché. Ce ne sont plus les Eglises noires qui luttent pour les Noirs, mais une coalition d’Eglises qui luttent pour les pauvres. Peut-être que ça c’est un progrès.

AB: Vous avez écrit un livre sur les stratégies à construire pour sortir du racisme. Quelles sont-elles ?


YD: Je dirais qu’il y en a quatre : faire en sorte que les gens se rencontrent en les amenant à se côtoyer et à travailler ensemble ; engager un dialogue construit et suivi entre les races dans toutes les Eglises ; identifier les lieux et les canaux du racisme et trouver un moyen de les contrer ; et enfin imaginer les politiques qui pourraient être menées pour casser le cercle vicieux de cette violence systémique et porter le débat au Congrès, au niveau politique.

AB: Porter des débats au Congrès et se mêler de politique, est-ce bien le rôle des Eglises ?

Les Eglises représentent une vision sociale. Lorsqu’on dit que la politique travaille pour le bien commun, c’est une partie de ce qu’on dit dans notre Constitution : promouvoir la justice et la dignité, une nation sous le regard de Dieu (one nation under God). Si vraiment nous sommes une nation sous le regard de Dieu, qui va aider à le trouver ? Les Eglises !