Refuser les poids indus

© Léandre Ackermann
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© Léandre Ackermann

Refuser les poids indus

De nombreuses générations peuplent les premiers chapitres de la Bible. Illustrant les dons transmis par les parents, ces pages soulignent aussi la nécessité pour les enfants de se libérer des poids que font peser sur eux les géniteurs. Rencontre avec André Wénin, bibliste à Louvain-la-Neuve en Belgique.

«Honore ton père et ta mère»: l’Ancien Testament fonde la relation aux parents sur un commandement…

ANDRE WÉNIN On peut noter tout d’abord que c’est le seul des dix commandements qui soit formulé de manière positive. Ce n’est pas un interdit, comme le meurtre, l’adultère ou le vol: il ne s’agit donc pas d’une voie sans issue. D’ailleurs, une promesse est liée à ce commandement, celle d’«avoir longue vie sur la terre». Mais il faut aller plus loin: au sens propre, le verbe hébreu que nous traduisons par «honorer» signifie «rendre lourd, alourdir». C’est à comprendre de deux manières. La Bible appelle d’une part à accorder tout leur poids aux parents, et à ce qu’ils instaurent: la vie, la relation et le bonheur. L’enfant doit donc honorer ce qu’il a reçu d’eux comme des dons. Mais ces dons peuvent aussi être empoisonnés. On hérite également des fautes de ses parents, qui sont des poids… Et c’est le second sens du verbe: honorer ses parents, c’est aussi refuser de porter les poids illégitimes que leurs erreurs font peser sur les enfants, ou que leurs désirs projettent sur eux.

Honorer ses parents, c’est donc aussi se libérer de leur emprise?

Oui, selon la Bible, l’enfant n’a pas à devenir l’esclave de ses parents. Une personne ne doit pas se laisser alourdir l’existence par le poids des projections paternelles ou maternelles sur elle (pour une carrière par exemple), ou encore par les erreurs des géniteurs. Mais c’est une ligne de crête: on peut trouver un héritage lourd et le rejeter, et, ce faisant, rejeter indûment la part bonne du don…

La solution, c’est de «quitter la maison de son père», comme le fait Abraham?

Ce patriarche le montre: honorer le père, c’est aussi le laisser dans ses problèmes, quand il exerce une emprise trop forte. Car dans le récit, tous les personnages sont référés à Térah, le père d’Abraham: il y a là un nœud de relations. Or l’enfermement n’est pas une fatalité! On peut en sortir. Mais c’est un travail qui prend du temps, et qui peut nécessiter des accommodements.

Pour la Bible, nos histoires avec nos parents sont toujours compliquées…

Cela remonte à l’origine. Dans les récits de la Genèse, le lien entre les générations se modèle sur l’histoire de Caïn. On considère en général que le meurtre d’Abel dépend de la jalousie de son frère, provoquée par le fait que Dieu n’a pas regardé avec faveur son offrande. Mais cette jalousie a des racines plus anciennes. Les mots du récit manifestent une sorte de mainmise d’Eve sur son fils: Caïn est pris dans un lien fusionnel avec sa mère. Il considère dès lors que tout lui revient. C’est sur ce terrain que la jalousie à l’encontre de son frère se développe. Mais cette emprise maternelle remonte plus loin: Eve n’est traitée dans le texte que comme un objet. C’est l’homme qui est sujet. Ce déséquilibre dans l’histoire parentale engendre la suite des drames familiaux. Ce récit montre bien qu’on n’en a jamais fini avec ses parents… On en a un autre exemple chez Juda, le fils de Jacob: alors qu’il a appris à se libérer de ce qui paralysait sa vie, grâce à un subterfuge imposé par Tamar, une personne extérieure à la famille, il saura pourtant honorer son père plus tard, en respectant sa faiblesse. Des parents ne seront-ils pas honorés si leur enfant est capable d’épanouir la vie qu’ils lui ont transmise, en s’arrachant aux aliénations où elle se trouve enchevêtrée à cause d’eux… même sans anéantir les liens avec eux?